«Il y a des jours où l’on envisage de rentrer en métropole» : le ras-le-bol des Martiniquais face aux émeutes

Voitures brûlées, magasins pillés, routes bloquées... Depuis le 1er septembre dernier, un mouvement de protestation contre la vie chère s’est emparé de la Martinique. Selon un bilan de la préfecture du département d'outre-mer, 139 interpellations ont été menées. Aussi, 98 blessés, notamment par des tirs d'arme à feu, ont été recensés parmi les forces de sécurité intérieure (FSI) et quatre personnes ont perdu la vie pendant les échauffourées parmi les émeutiers. Un climat tendu, qui inquiète mais aussi agace les habitants de l’île aux fleurs. C’est le cas de Florence, qui vit à Saint-Pierre, dans le nord-ouest, depuis 17 ans. «J’ai quitté Lyon pour rejoindre la terre natale de mon mari. Mais quand je vois comment ça se passe, il y a des jours où l’on envisage de rentrer en métropole», confie la quinquagénaire. 

Cela fait un mois et demi que le quotidien de Florence et de sa famille est perturbé par les manifestations. «Ça se passe très mal. Il n’y a qu’une route qui relie notre domicile au reste de l’île, et elle est bloquée», raconte la Martiniquaise. Son mari, plombier, ne peut pas se rendre à l’aéroport pour réaliser ses missions d’intérim. «Il n’est donc pas payé. Quant à moi qui suis coiffeuse à domicile, je peux difficilement me rendre chez mes clients. Encore plus avec la pénurie d’essence...», poursuit Florence, l’air désespéré. Lors des émeutes, plusieurs stations-service ont été brûlées, quand d’autres ne peuvent pas être ravitaillées en raison des différents barrages routiers. Autoentrepreneur dans le secteur du nettoyage et de l’entretien des espaces verts, Bruno, 54 ans, résidant à Sainte-Marie dans le nord-est de l'île, n’a pas non plus pu travailler comme prévu ces dernières semaines. «D’habitude, je vais une à deux fois par semaine à Fort-de-France pour des rendez-vous professionnels. Cela fait au moins une semaine que je n’ai pas pu y aller. Mes déplacements sont fortement perturbés», partage-t-il. 

Idem pour Yuri, 39 ans, agent immobilier spécialisé en locations saisonnières, qui vit à Fort-de-France. «Chaque matin, je regarde sur les réseaux sociaux et Google Maps quels ronds-points et axes sont bloqués», explique-t-il. Les changements de locataires se font difficilement pour Yuri qui peine à arriver à l’heure sur les lieux de villégiature. Surtout, il craint pour les réservations futures. «Nous devons recevoir de nombreux touristes vers novembre-décembre. Certains clients cherchent d’ores et déjà à annuler leurs réservations.» Sa compagne aussi ne peut pas travailler sereinement. Responsable d’une boutique dans un centre commercial de Fort-de-France, elle a plusieurs fois fait face à de violentes manifestations. «Elle a été agacée car il a fallu fermer le magasin pour éviter les débordements. Et puis, avec les routes barrées, elle a aussi dû faire face à des imprévus, comme changer les plannings de ses collègues», ajoute Yuri.

Des pénuries dans les supermarchés

Outre les actifs, le quotidien des enfants est également perturbé. Face aux barrages, à l’insécurité et au manque de carburant, les bus scolaires ne peuvent pas transporter les élèves à l’école tous les jours. Les établissements étaient d’ailleurs tous restés fermés ce lundi 14 octobre. «La situation est dramatique. En fonction des écoles, les jeunes ont perdu de nombreuses heures de cours. Ces derniers ont dû passer en distanciel, mais les multiples problèmes de connexion internet n’ont pas permis aux enfants de suivre la classe correctement», note Bruno, père d’une adolescente de 12 ans. Pour Yuri, «c’est fatigant de vivre au jour le jour comme ça, de ne pas savoir si l’on va pouvoir emmener les enfants à l’école ou aller au travail et de devoir s’informer sur la situation tous les matins»

Deux supérettes sur trois ont été brûlées ou pillées près de chez moi. On va donc tous au même endroit, il ne reste plus grand-chose à acheter.

Florence, habitante de Saint-Pierre

Au-delà des difficultés de déplacement, les Martiniquais peinent surtout à faire leurs courses. «Deux supérettes sur trois ont été brûlées ou pillées près de chez moi. On va donc tous au même endroit, il ne reste plus grand-chose à acheter. Les prix étaient déjà élevés, mais puisque les magasins ne peuvent pas être ravitaillés correctement, les produits sont encore plus chers», confie Florence. Une plaquette de beurre à plus de 5 euros, un kilo de tomates à 7 euros, un litre de lait à 2 euros... La facture devient vite salée. «On se débrouille. Notre budget alimentaire passe avant tout. On est bien obligés de manger... Mais quand on sait que 40% de la population vit sous le seuil de pauvreté, on se demande comment font les autres», ajoute la coiffeuse. Yuri et sa famille ont également du mal à trouver de quoi s’alimenter. «Il n’y a plus de bouteilles d’eau, plus de pâtes, plus de viande... Tout ce qu’il reste coûte deux fois plus cher. Avec ma femme, on s’adapte, mais pour nos enfants de 16 et 6 ans, c’est compliqué», affirme l’agent immobilier. 

«Ça suffit»

Si les Martiniquais comprennent la montée de ce mouvement de protestation contre la vie chère, nombre d’entre eux ont du mal à accepter toute la violence qui en émane. «Les magasins pillés, les douanes, radars, voitures et la gendarmerie du Carbet brûlés... C’est usant de voir tout cela. D’autant que certains mélangent tout. J’ai entendu des “dehors les blancs”. Entendre ça attise la colère et cela ne m’étonnerait pas qu’un contre-mouvement naisse bientôt pour faire cesser toutes ces dégradations inutiles», indique Florence. Pour Yuri, il est important de «choisir son combat» : «Je comprends les manifestations, mais je ne cautionne pas que des éléments perturbateurs en profitent pour piller». Une situation qui exaspère également Valérie*, sexagénaire. «Franchement, ce qui se passe chez nous me saoule. La cause défendue mérite une mobilisation mais il y a des amalgames qui la desservent. Entre les jeunes manipulés, les complotistes, les élus impuissants, ceux qui profitent et l'État... Je ne sais plus quoi penser», confie-t-elle. 

Bruno, lui, se veut plus optimiste. Il constate que ces derniers jours, les forces de sécurité intérieure ont démantelé plusieurs barrages, permettant à la circulation routière d’être fluidifiée et donc «à la situation de se débloquer». Pour autant, il craint que le mouvement reprenne. «En 2009, nous avions déjà connu une manifestation contre la vie chère. Mais il n’y avait pas de telles violences», raconte-t-il. 

Le couvre-feu imposé à tous les habitants de l’île de 21 heures à 5 heures devrait être levé le 21 octobre prochain. Reste à savoir si la situation sera bel et bien apaisée. «Hors de question pour moi de sortir le soir, quand les échauffourées reprennent. Je suis plus en sécurité recluse à l’intérieur», partage Florence. Yuri, qui aperçoit régulièrement le soir la fumée des voitures et commerces qui flambent, espère que les discussions politiques pourront très prochainement rétablir la situation. «Il n’y a presque plus rien à brûler. Ça suffit, ces dégradations ne peuvent plus continuer éternellement et l’activité économique ne peut plus tourner au ralenti», conclut le père de famille.

*Le prénom a été modifié