Budget 2025 : pourquoi la menace d'un "shutdown" en France n'est pas réelle

Face à la menace d’une censure, Michel Barnier et son gouvernement tentent de dramatiser la situation. Invité au 20 h de TF1 mardi 26 novembre, le Premier ministre, qui prévoit "probablement, assurément" de recourir à l’article 49.3 pour faire adopter le budget 2025 sans vote, a insisté sur les "turbulences graves" que risquerait la France sur les marchés financiers au cas où son gouvernement serait renversé par une motion de censure votée par le Nouveau Front populaire (NFP) et le Rassemblement national (RN).

"Le moment est très grave" selon lui, la France se retrouvant avec une dette "incroyable", un déficit "record" et "pas de majorité" à l'Assemblée nationale. Si le gouvernement tombe, "il y aura une tempête probablement assez grave et des turbulences graves sur les marchés financiers", a-t-il prévenu.

La porte-parole du gouvernement, Maud Bregeon, a enfoncé le clou mercredi matin. En faisant tomber le gouvernement et, par conséquent, en privant la France d’un budget, la gauche et le RN "prendraient le risque d'envoyer le pays dans le mur" et "devront assumer la responsabilité d'un affaiblissement durable" de la France à l'échelle internationale. L'ancienne députée des Hauts-de-Seine avait déjà évoqué le risque d’un "scénario à la grecque" samedi 23 novembre dans Le Parisien.

Mais c’est l’ancienne Première ministre Élisabeth Borne qui est allée le plus loin. "Si le budget de la Sécurité sociale devait être censuré, cela veut dire qu'au 1er janvier, votre carte Vitale ne marche plus, que les retraites ne sont plus versées. Si le budget de l’État devait être censuré, ça veut dire qu’au bout d’un moment les fonctionnaires ne sont plus payés", a-t-elle affirmé dimanche 24 novembre sur LCI.

Un scénario du pire semblable à celui que connaissent parfois les Américains lorsque l’État fédéral est victime d’un "shutdown", faute d’accord trouvé au Congrès sur le relèvement du plafond de la dette.

Mécanisme d’urgence pour percevoir l’impôt

La réalité est toutefois assez différente de celle, dramatique, décrite par Élisabeth Borne. En cas d'une motion de censure qui ferait tomber le gouvernement en décembre, Emmanuel Macron devrait choisir entre maintenir Michel Barnier ou nommer un nouveau Premier ministre, avec pour tâche de former un nouveau gouvernement et de proposer un nouveau projet de loi de finances.

Avec des délais trop courts pour faire adopter un budget avant le 31 décembre, le gouvernement pourrait alors invoquer l’article 47 de la Constitution. Celui-ci lui permettrait de "demande[r] d'urgence au Parlement l'autorisation de percevoir les impôts et ouvr[ir] par décret les crédits se rapportant aux services votés".

"Il y a deux précédents : en 1962, la dissolution de l’Assemblée nationale annoncée en octobre ne permet pas de voter le budget à temps. Seule la première partie sur les recettes est votée et des décrets sont pris pour assurer les missions de l’État ; en décembre 1979, le projet de loi de finances est complètement retoqué par le Conseil constitutionnel, obligeant le gouvernement à faire adopter dans l’urgence un texte l’autorisant à percevoir l’impôt", souligne Anne-Charlène Bezzina, maîtresse de conférences en droit public à l’Université de Rouen.

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La procédure prévoit l’utilisation combinée de l’article 47 de la Constitution et de l’article 45 de la loi organique relative aux lois de finances (LOLF). Elle prévoit que le gouvernement peut demander à l'Assemblée nationale – mais avant le 11 décembre – "d'émettre un vote séparé sur l'ensemble de la première partie de la loi de finances de l’année" ; ou bien faire voter, avant le 19 décembre, une loi spéciale permettant au gouvernement de prendre "des décrets ouvrant les crédits applicables aux seuls services votés", représentant "le minimum de crédits que le gouvernement juge indispensable pour poursuivre l'exécution des services publics dans les conditions qui ont été approuvées l'année précédente par le Parlement".

En clair, cela signifie que seules les dépenses prévues pour 2024 pourraient être renouvelées en 2025. Dans le même temps, le gouvernement poursuit les discussions sur son projet de loi de finances avec l’espoir d’aboutir à un vote positif.

Cette solution supposant toutefois d’obtenir du Parlement le vote d’une loi spéciale. Rien ne dit, avec la composition actuelle de l’Assemblée nationale, que ce feu vert serait nécessairement accordé. La France se retrouverait alors dans une situation inédite, que ni la Constitution ni la LOLF ne prévoient. Le président de la République pourrait alors décider de reprendre la main.

"Quelque chose sera tenté pour éviter que l’administration ne cesse de fonctionner"

"On touche ici aux limites de ce que prévoient nos textes. Emmanuel Macron pourrait vouloir retourner l’opinion contre les oppositions coupables de tout bloquer. Ce qui est certain, c’est que quelque chose sera tenté pour éviter que l’administration ne cesse de fonctionner", prédit Alexandre Guigue, professeur de droit public à l’Université Savoie-Mont-Blanc, qui met en avant l’article 5 de la Constitution.

Celui-ci dispose que "le président de la République veille au respect de la Constitution" et "assure, par son arbitrage, le fonctionnement régulier des pouvoirs publics ainsi que la continuité de l'État". Emmanuel Macron pourrait ainsi juger que la Constitution l’autorise à prendre des ordonnances pour éviter une situation dans laquelle l’État cesserait de fonctionner.

D’autres constitutionnalistes vont encore plus loin, à l’image de Jean-Pierre Camby, professeur associé à l’Université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines, et Jean-Éric Schoettl, ancien secrétaire général du Conseil constitutionnel, qui imaginent, dans un article publié le 1er juillet dans La Revue politique et parlementaire, la possibilité pour Emmanuel Macron d’invoquer l’article 16 de la Constitution, qui accorde au président de la République les pleins pouvoirs.

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"Lorsque les institutions de la République, l'indépendance de la Nation, l'intégrité de son territoire ou l'exécution de ses engagements internationaux sont menacées d'une manière grave et immédiate et que le fonctionnement régulier des pouvoirs publics constitutionnels est interrompu, le président de la République prend les mesures exigées par ces circonstances", indique le texte constitutionnel.

"Cela me paraît être une interprétation abusive de l’article 16, car je ne vois pas quelle serait la menace imminente sur la Nation, mais cela montre en tout cas qu’il y a une part d’interprétation dans la lecture et l’application d’une Constitution", estime Anne-Charlène Bezzina.

La position de la France sur les marchés financiers, comme évoquée mardi soir par Michel Barnier, fait déjà figure d'argument massue. L'écart entre les taux d'emprunt français et allemand sur les marchés a atteint mardi son plus haut niveau depuis 2012, signe des craintes croissantes des investisseurs sur le vote du budget et l'avenir du gouvernement.