REPORTAGE. Manifestations en Géorgie : à l'église Saint-Georges-de-Kachvéti, les prêtres tiraillés entre "prêter assistance" et "garder le silence"

Un abri spirituel, à quelques dizaines de mètres du Parlement géorgien, où les lasers et les porte-voix continuent d'exprimer la colère des manifestants antigouvernementaux. L'église Saint-Georges-de-Kachvéti est le seul havre de paix de ce secteur de Tbilissi, la capitale géorgienne. Certains viennent y allumer un cierge tous les soirs, car ils doivent une fière chandelle aux gardiens des lieux. "Les prêtres m'ont sauvé, c'est la vérité", raconte Nukri A., 25 ans, cinq jours après avoir échappé aux gaz lacrymogènes tirés par les forces de l'ordre. "J'étais au niveau de l'arrêt de bus avec des amis, en haut des marches, et il y avait des agents lourdement équipés tout autour. Nous sommes descendus sur le parvis, et là, cinq ou six prêtres sont sortis. Ils se sont mis devant nous, comme un mur de protection." Un peu plus tard, les religieux escortent les manifestants à travers un parc, pour les faire évacuer dans une rue située en aval.

Nukri A. et ses amis devant l'église Saint-Georges-de-Kachvéti, le 4 décembre 2024, à Tbilissi (Géorgie). (DR)

Au premier soir des manifestations, comme d'habitude, la petite église avait fermé ses portes à 20 heures. "Mais désormais, nous sommes ouverts toute la nuit, sourit le père Ioané, afin d'être en mesure de prêter assistance si besoin. Nous avons organisé une garde et une messe supplémentaire est organisée à 21 heures." Ce que confirme l'odeur d'encens encore tiède. Certains manifestants, à l'occasion, viennent distribuer aux prêtres des lobianis, des pains fourrés aux haricots, ou échanger quelques mots. "Quand il y a des gaz lacrymogènes, on aperçoit rapidement des gens désorientés. On se dirige alors vers les escaliers pour inviter les manifestants à s'abriter à l'église, poursuit le prêtre. Nous leur donnons quelques soins et nous les conduisons à l'intérieur, car l'air est rapidement saturé."

"Désolé, nous ne pouvons pas répondre"

Cet homme très amène, qui parle avec aisance de football et de vin, appuie sa démonstration en tirant de sa poche quelques sérums physiologiques, avant de les déposer dans nos mains. Il lui est bien plus difficile, en revanche, d'aborder les sujets politiques. "La question est complexe. Il y a beaucoup de questions et l'Eglise n'a pas vocation à nourrir l'escalade actuelle de tensions", élude-t-il. "Je pense tout de même qu'il est de notre devoir d'aider autrui et de garder en tête que la liberté d'expression est un droit." Cette dernière remarque représente déjà une profession de foi, alors que le patriarcat de Géorgie promeut officiellement la paix et l'unité du pays. Et se garde bien de commenter les récentes décisions du pouvoir.

Le père Ioané devant l'église Saint-Georges-de-Kachvéti, le 9 décembre 2024, à Tbilissi (Géorgie) (FABIEN MAGNENOU / FRANCEINFO)

En première ligne pendant les nuits de mobilisation, la petite église achevée en 1910 offre réconfort et sécurité aux manifestants. Les forces de l'ordre, jusqu'ici, ont toujours respecté une distance avec les religieux. Mais les précautions de langage et la neutralité affichée finissent tout de même par décevoir certains manifestants. "Je crois vraiment en Dieu, mais quelque chose s'est un peu cassé avec l'Eglise", résume Vepkhia Magrakvelidze, 27 ans.

"Nous croyons davantage en l'Eglise que dans le gouvernement. Mais sa popularité pourrait diminuer si elle continue de garder le silence face au pouvoir."

Vepkhia Magrakvelidze, manifestant géorgien

à franceinfo

"Ça me fait un peu mal ce manque de courage, poursuit le jeune homme. Mais les gens qui prennent les décisions, en haut de la hiérarchie de l'Eglise, sont proches du pouvoir."

La question suscite une irrépressible gêne chez deux autres prêtres plus âgés. "L'église est ouverte pour tout le monde", répond le premier. "L'église est ouverte pour tout le monde, complète le second. Les Géorgiens sont tous nos enfants." Quand on lui demande de citer un souvenir marquant de ces dernières nuits, durant lesquelles ils sont venus en aide à des brebis lacrymées, il se dérobe aussitôt : "Cela ressemble à une interview, non ? Désolé, nous ne pouvons pas répondre." La question politique, très sensible, invite à la prudence. Peu de représentants religieux orthodoxes ont publiquement pris la parole. La veille, quelques prêtres ont tout de même participé à une marche œcuménique, à titre individuel, afin de réclamer la paix devant le Parlement.

"Le patriarcat doit trouver la force de la liberté"

Un jeune homme traverse justement le parvis d'un pas décidé, enlève sa cagoule et son masque de plongée, se signe et entre dans l'église, où il reste une dizaine de minutes. Pense-t-il que les prêtres ont vocation à livrer un message politique ? "Oui ! Je prie Dieu pour qu'ils le fassent", répond-il aussitôt, en levant les mains et les yeux vers le ciel. "Je reste toutes les nuits devant le Parlement. Mes amis me proposent parfois de me reposer, mais je n'ai jamais pu m'absenter plus de 36 heures", poursuit cet artiste-graffeur, qui se présente sous le pseudonyme de Tabu92art.

"Je viens prier pour moi, mais aussi pour tous ceux qui sont arrêtés et agressés : les journalistes, les médecins et tous les autres."

Tabu92art, manifestant géorgien

à franceinfo

D'autres fidèles n'y voient aucun dilemme, à l'image de Gotcha Tchimakadze, qui sort de l'église avec un drapeau sur le dos. Ce manifestant alterne comme une évidence les slogans et les prières. "L'identité des Géorgiens, c'est la religion. L'un ne va pas sans l'autre. C'est le même combat. En face ce sont des bolchéviks, des Russes, les mêmes qui ont couvert les peintures des églises pendant la période soviétique", assure-t-il. S'il refuse de dire pour quel parti il a voté lors des dernières législatives, il assure que c'était "évidemment" pour l'opposition, car "l'avenir du pays est en Europe".

L'église Saint-Georges-de-Kachvéti, le 9 décembre 2024, à Tbilissi (Géorgie). (FABIEN MAGNENOU / FRANCEINFO)

Fin octobre, le patriarcat a rappelé qu'il ne pouvait pas prendre parti dans la crise en cours, tout en soulignant qu'il soutiendrait tout choix qui apporterait "une paix à long terme" et "renforcerait les valeurs qui promeuvent les traditions chrétiennes et familiales". Cette prise de parole a été interprétée comme une marque de soutien au parti Rêve géorgien, alors que le pouvoir venait d'adopter une loi contre la "propagande LGBT", au nom des "valeurs familiales". Mais la répétition des agressions et des violences place toutefois l'Eglise en situation difficile. Après le passage à tabac de journalistes par des hommes masqués samedi soir, le patriarcat a fini par réclamer au gouvernement et à l'Etat l'ouverture immédiate d'une enquête et la cessation immédiate de ce type d'actions.

Dehors, la foule continue d'exprimer sa colère dans un concert de sifflets et de chants et de brûler des effigies de l'oligarque Bidzina Ivanichvili et du responsable des forces spéciales. Ce qui ne choque pas Leon Gelovan. Le prêtre officie à l'année au sein de l'église géorgienne de Kiev, mais il est de retour dans sa ville natale pour quelque temps. "Le premier jour de violences, l'église était fermée et les policiers ont pris des gens", se souvient-il à la sortie de Saint-Georges-de-Kachvéti. "Je me suis interposé, mais je n'ai réussi qu'à protéger deux ou trois personnes, pendant que les autres étaient arrêtés violemment."

Alors que l'Ukraine combat l'invasion russe depuis près de trois ans, sa lecture des événements est plus tranchée. "Mon peuple a le choix entre l'esclavage ou la liberté. J'essaie de parler avec les prêtres de l'église, mais je ne veux pas non plus les mettre dans l'embarras. Le patriarcat géorgien doit trouver la force de la liberté." L'homme nous montre l'immense sapin installé juste en face, devant le Parlement : "Cette année, il devrait être le symbole de la liberté. Car être chrétien, c'est être libre."


Ce reportage a été réalisé avec l'aide d'Ina Inaridze, journaliste en Géorgie, pour la traduction.