REPORTAGE. "J'abuse des drogues pour échapper à la réalité" : en Ukraine, la difficile reconstruction des civils et des soldats marqués par la guerre

À quoi ressemble une séance de thérapie collective dans un pays marqué par des violences sans fin ? Une vingtaine d'hommes aux gestes raides prennent place sur des chaises qu'ils disposent en rond. Le cercle est parfait, presque trop, comme pour compenser un désordre enfoui. Certains croisent les bras, d'autres s'agitent, d'autres encore disparaissent sous leur capuche, et tous veulent rester anonymes.

Ruslan, psychologue, les invite à prendre la parole, tour à tour en leur demandant quels sont leurs objectifs : "Je suis ici parce que j'ai compris que j'avais des choses à perdre à cause de la drogue, explique le premier patient. J'ai beaucoup menti à ma famille. Et je me suis rendu compte de l'importance des choses quand j'ai commencé à les perdre."

Le deuxième patient enchaîne : "Je suis là parce que, comme vous tous ici, j'abuse des drogues sans me contrôler, pour échapper à la réalité. Ma santé a été gravement atteinte, donc je veux réapprendre à vivre, soit dans la joie, soit dans la tristesse, mais au moins, en restant sobre." "Moi, j'étais très agressif quand je suis arrivé ici, il y a deux mois, poursuit le troisième patient. J'arrivais à peine à me contrôler."

"Aujourd'hui, je me sens beaucoup mieux, je m'ouvre aux gens autour de moi. Mais j'ai peur que le traumatisme revienne."

Un patient du centre de réhabilitation Mariana Shkola

Au bout d'une heure, une prière collective a lieu pour ancrer un vœu commun de guérison dans ce centre mis à disposition par l'État. Les séjours, de soldats et de civils, y durent en moyenne trois mois. Pour les premiers, il ne s'agit souvent que d'une parenthèse avant un possible retour au front.   

"Une guerre d'usure"

Dans les premiers échanges avec les professionnels de santé, le silence du patient pèse presque plus que le choc traumatique, qui lui, est encore anesthésié par les toxines. Cet isolement, ajouté au poids des injonctions à la virilité, rend le contact difficile. "Les gens s'imaginent que la prise de stupéfiants permet de soulager l'état psychologique, explique Oleh, psychothérapeute. Peu importe la substance qu'ils consomment : tout cela fige le problème, et complique la réhabilitation. Mais ça fait partie de notre travail. On ne peut pas refuser ces gens-là."

D'autant que ce traumatisme n'est pas seulement individuel, il est aussi identitaire, et donc collectif. Cette guerre vise en effet à affaiblir psychiquement un peuple ukrainien engagé depuis des générations dans une lutte pour se libérer de l'emprise russe. "C'est devenu une guerre d'usure destinée à nous faire abandonner notre identité par épuisement, affirme Oleh. On peut tout de même travailler sur ce trauma, mais seulement quand les causes du stress disparaissent..."

"Le problème, c'est que les événements traumatiques en Ukraine sont constants depuis 2014."

Oleh, psychothérapeute

L'utilisation de la thérapie-témoin

Rompre cette spirale passe ici par une dynamique de miroir entre les patients. "La solution la plus efficace, c'est la thérapie-témoin, explique Ruslan. Quand un patient voit ce qu'un autre réussit à accomplir, il se dit qu'il peut y arriver, lui aussi." Cette thérapie-témoin est celle d'Alain Brunet, un neuropsychologue auteur de travaux sur les attentats du Bataclan. Les patients croisent leur récit, et deviennent les acteurs de leur rémission.

Anton a 22 ans et Pasha 37 ans, tous deux ont traversé des périodes d'addiction sévères. Après l'horreur du front, ils échangent leurs points de vue. "Quand j'ai appris les doses de drogues que tu prenais, je me suis dit que ça allait être très dur pour toi ici, explique Pasha. Mais depuis que tu es là, je vois que tu as déjà compris ton problème et que tu es en train d'avancer." "Merci beaucoup. Ce que j'ai appris de toi, c'est que la guérison passe par le fait de se concentrer, d'abord sur notre propre personnalité, puis dans un second temps sur nos relations avec notre entourage, en priorité la famille. C'est pourquoi je te suis très reconnaissant", répond Anton. "Je suis certain que les choses vont s'arranger pour toi et pour nous tous, et je suis très content qu'on soit là", conclut Pasha.

Comme Anton et Pasha, un tiers des Ukrainiens souffre d'un stress post-traumatique lié à cette guerre. Les capacités d'accueil et de soins restent très en-deçà des besoins.