En mer Noire, une "catastrophe écologique" dans l'ombre de la guerre en Ukraine

Des centaines de personnes en combinaison blanche s'affairent sur les plages. Certaines ramassent des oiseaux et poissons échoués sur le rivage, emprisonnés dans du mazout. D'autres, pelles à la main, creusent et mettent dans des sacs de gros tas de sable noirci. Puis une vague déferle et dépose de nouveaux amas visqueux. Depuis plus d'un mois, les images de ce type circulent sur les réseaux sociaux russes, montrant l'ampleur de la marée noire qui touche les côtes du sud-ouest de la Russie et de la Crimée, péninsule ukrainienne annexée par Moscou en 2014.

Le 15 décembre dernier, deux pétroliers russes, le Volgoneft-212 et le Volgoneft-239, sont pris au milieu d'une tempête dans le détroit de Kertch. Le premier coule et se brise en deux en pleine mer. Le second s'échoue quelques kilomètres plus loin. Sur les 9 200 tonnes de fioul qu'ils transportent, entre 2 500 et 4 500 tonnes, au minimum, vont s'échapper dans la mer Noire, selon Greenpeace.

Un mois plus tard, la marée noire semble s'être étendue sur une soixantaine de kilomètres le long des côtes russes, dans la région de Krasnodar, selon l'agence de presse russe Interfax, mais aussi en Crimée et dans le sud de l'Ukraine occupée, en mer d'Azov – soit une superficie totale approchant 1 000 km². Jusqu’à 200 000 tonnes de sols pourraient avoir été pollués, indiquait de son côté, le 27 décembre, le ministère russe des Ressources naturelles.

Étendue de la marée noire après le naufrage de deux pétroliers le 15 décembre 2024.
© Studio graphique France Médias Monde

"Il y a aujourd'hui un réel risque que cette marée noire atteigne les côtes géorgiennes, à l'est, et roumaines, à l'ouest", détaille Vladimir Slivyak, coprésident du groupe environnemental Écodéfense, une organisation russe non gouvernementale. "Cela en fait la plus grande catastrophe écologique de l'histoire de la mer Noire."

"C'est un événement sans précédent – la plus grave catastrophe environnementale survenue en Russie depuis le début du XXIe siècle", a assuré pour sa part Viktor Danilov-Danilyan, scientifique à l'Institut des problèmes de l'eau de l'Académie des sciences de Russie, à la radio russe RBC.

"Cette marée noire a déjà provoqué la mort de 32 cétacés, principalement des marsouins, et le bilan va certainement encore s'alourdir", explique Natalia Gozak, directrice des opérations de Greenpeace Ukraine. "En parallèle, on dénombre des milliers d'oiseaux morts ou blessés sur les plages. Leurs plumes se retrouvent pleines de mazout. Coincés, ils tentent de s'en débarrasser, en ingèrent et s'empoisonnent", poursuit-elle.

"C'est très difficile de nettoyer"

Face à l'ampleur de la catastrophe, de nombreux bénévoles et des associations de défense de l'environnement se sont rapidement mobilisés pour tenter de limiter les dégâts, s'organisant notamment sur la messagerie Telegram pour coordonner leurs efforts.

Quotidiennement, avec des pelles, des sacs-poubelle et des cageots de fruits, ils ramassent et tamisent ainsi le sable pour enlever les morceaux de mazout. Parmi eux, Karina Shahparonova et plusieurs de ses amis, émus par les récits de la situation, ont posé des congés à leur travail, à Moscou, pour apporter leur aide au début du mois de janvier. "C'est très difficile de nettoyer parce que le mazout s'effrite et se désintègre en petits morceaux partout sur la plage", raconte-elle auprès du Washington Post. "Nous devons donc tout ramasser. Certains ratissent le sable avec des râteaux, d'autres avec des tamis, d'autres avec des gants, d'autres avec des pelles…"

Une tâche titanesque, rendue encore plus ardue par la nature du produit qui s'est écoulé. Les deux navires transportaient en effet du fioul dit "M 100". Contrairement à l'essence, ce produit lourd, de faible qualité, ne flotte pas à la surface mais coule au fond de l'eau, le rendant très difficile à éliminer. "S'il n'est pas rapidement retiré de la surface, il faut attendre qu'il soit biodégradé par les micro-organismes marins, ce qui peut prendre des décennies", précise Vladimir Slivyak.

"Malgré leurs nombreux efforts, le travail des volontaires est totalement insuffisant", déplore ainsi l'activiste. "Ce sont les autorités fédérales qui auraient dû rapidement se mobiliser, et elles l'ont fait trop tard."

Une réponse "trop tardive" des autorités

À l'instar de l'écologiste, plusieurs voix s'élèvent depuis plusieurs semaines pour critiquer le manque de réactivité et de préparation des autorités. Le régime fédéral d'urgence – qui permet au gouvernement de débloquer des fonds dans de telles circonstances – n'a en effet été déclaré que onze jours après les naufrages.

Ce n'est par ailleurs que le 9 janvier que le Kremlin est officiellement intervenu en ordonnant la mise en place d'une équipe d'intervention à l'échelle nationale. Quelques jours plus tard, le 15 janvier, soit un mois après l'accident, Vitali Saveliev, vice-Premier ministre à la tête de la commission chargée de la lutte contre les marées noires, assurait finalement que tous les moyens de l'État étaient mobilisés.

"Or on sait que pour parvenir à décontaminer efficacement une zone lors d'une marée noire, il faut agir le plus vite possible, idéalement dans les 24 heures qui suivent la catastrophe", explique Vladimir Slivyak. Surtout, insiste-t-il encore, "il aurait fallu intervenir immédiatement en mer, directement à la source de la pollution. Car, tant que cela n'est pas fait, les courants marins continuent à charrier du mazout et à venir polluer les plages, réduisant à néant les efforts pour les nettoyer."

Dans l'attente de l'intervention des autorités, les volontaires sur le terrain se sont par ailleurs trouvés confrontés à un autre problème : le manque d'équipements. Mal protégés et exposés à ce poison noir, beaucoup témoignent de difficultés respiratoires, de réactions allergiques ou encore de maladies broncho-pulmonaires. "Les forces de sauvetage qui interviennent actuellement sur place ne sont manifestement pas suffisantes. [...] Nous exigeons des autorités locales et fédérales une intervention immédiate et accrue", écrivait ainsi un volontaire fin décembre dans une pétition adressée aux autorités.

"Négligence des autorités"

"Cette conséquence vient illustrer la négligence des autorités russes face aux catastrophes écologiques", dénonce de son côté Eugene Simonov, expert du "groupe de travail sur les conséquences environnementales de la guerre en Ukraine", qui a fui la Russie après avoir été classé comme agent étranger par le ministère de la Justice.

En 2007, une marée noire de moindre ampleur avait déjà touché cette zone, entre l'Ukraine et la Russie. "Même type de navires, même type d'accident, même type de conséquences pour l'environnement. Et visiblement, les autorités n'ont pas appris la leçon", dénonce-t-il. "Elles continuent de fermer les yeux sur les normes de sécurité de leurs navires et à faire planer la menace de ce type d'accident."

Selon plusieurs médias russes, le Volgoneft-212 et le Volgoneft-239 avaient tous les deux plus de 50 ans et ne possédaient pas les permis nécessaires pour naviguer dans cette zone. "Ces bateaux n'auraient jamais dû être là. S'ils avaient été remisés à l'heure, cette catastrophe n'aurait pas eu lieu", résume Eugene Simonov, ajoutant que, selon ses informations, onze autres pétroliers présentant des caractéristiques similaires naviguent toujours en mer Noire. "Cela veut dire qu'un accident similaire peut se reproduire à tout moment."

En filigrane, ce contexte explique aussi le retard de réaction des autorités, estime encore l'activiste. "Ce type d'accident a mauvaise presse auprès de l'opinion publique. Dans un premier temps, il valait donc mieux voir si la situation s'arrangeait d'elle-même. Mais quand les volontaires ont commencé à alerter sur la situation, les autorités ont bien été obligées de s'attaquer aux problèmes."

Des risques accrus par la guerre en Ukraine

"La guerre en Ukraine accroît les risques", estime de son côté Natalia Gozak, de Greenpeace Ukraine, qui a enquêté sur la situation dans la zone. "Le trafic maritime ne cesse de se densifier en mer Noire, avec des bateaux russes qui transportent du pétrole en essayant de contourner les sanctions occidentales", estime-t-elle, faisant référence à la "flotte fantôme" des pétroliers russes.

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Depuis le début de la guerre en Ukraine, la Russie utilise des sociétés-écrans pour acheter des tankers d'occasion et les fait naviguer sous des pavillons de complaisance pour exporter son pétrole en contournant les sanctions internationales. Le Volgoneft-212 et le Volgoneft-239 battaient certes pavillon russe, mais leurs activités étaient suspectes, selon Eugene Simonov. Fin octobre, l'ONG Greenpeace avait publié une liste de 192 navires vieillissants appartenant à cette "flotte fantôme".

Sans compter que la guerre empêche désormais toute aide internationale. "En 2007, l'Ukraine, la Russie et l'ONU avaient travaillé ensemble après la marée noire", se souvient Natalia Gozak. Impossible désormais.