Quand la police judiciaire manque de volontaires

Pour prouver leur efficacité, les ministres de l'Intérieur aiment bien égrener des chiffres, sur la délinquance, le nombre de kilos de drogue saisis, ou encore les sommes d'argent récupérées aux criminels, comme l'a fait le ministre de l'Intérieur Bruno Retailleau dans son bilan semestriel. Un nombre, pourtant n'est pas sorti dans cette conférence de presse : celui des enquêteurs dans la police. L'an dernier, il manquait 5 000 officiers de police judiciaire selon l’Intérieur.

C'est le cas à Nanterre, dans le bâtiment des offices centraux de la police judiciaire, les services les plus prestigieux. Parmi eux, se trouve l'Office "mineurs" (OFMIN), chargé de la lutte contre la pédocriminalité. Fin 2023, le gouvernement l’inaugure, et Gérald Darmanin promet alors des renforts massifs. “Priorité à la lutte contre les violences faites aux enfants. [...] Multiplication par 5 des enquêteurs dédiés (85 contre 17)", annonce-t-il sur le réseau social X.

22% de postes sans candidat

Sauf qu'aujourd'hui, sur les 85 promis, ils ne sont qu'une cinquantaine. Manque de moyens, ou manque de volontaires ? La question se pose dans toute la filière judiciaire. L'Oeil du 20 Heures a pu obtenir des chiffres internes à la police, normalement tenus confidentiels. Ils concernent une vague de recrutement l'an dernier. L'administration policière ouvre alors 147 postes d'enquêteurs dits "profilés", c'est-à-dire spécialisés. Mais selon ce tableau, pour 38 postes ouverts, soit 22%, il n'y a eu aucun candidat. Cette pénurie concerne des services de lutte contre le cybercrime, la fausse monnaie, ou le renseignement territorial... mais aussi des services départementaux, dans des commissariats.

Ce phénomène a des conséquences parfois graves, comme dans l'est de la France, selon un gradé de la police. "Il y a nombre de postes où il n’y a pas de candidat ! Les postes ont beau être ouverts, ça n’attire pas. Sur toute la zone, on a des postes vacants. Il y a des trous partout : à Metz, à Thionville, à Nevers, à Sens... Vous allez à Charleville-Mézières, c'est pareil. Il manque au moins 400 enquêteurs." 

Ce désamour du métier n’est pas nouveau. Depuis des années, les enquêteurs se plaignent pêle-mêle de leur rythme de travail intense, des lourdeurs administratives, ou encore de leurs logiciels informatiques, dépassés. Ils pointent aussi une réforme du métier menée depuis deux ans, qui aurait désorganisé la filière selon l'Association Nationale de la Police Judiciaire.

Résultat, dans la police, enquêteur est devenu un repoussoir. “Je pense qu’on a abandonné pendant quelque temps la filière investigation et c’est une filière qui n’attire plus du tout : elle n'est pas gratifiante, ni professionnellement, ni financièrement, ni en termes de promotions", pointe Bertrand Bonnaud, délégué régional Occitanie Unsa-Police.

Conséquence, dans les commissariats, les plaintes et dossiers non traités s’accumulent. Selon le ministre Bruno Retailleau, il pourrait y avoir "d’un à deux millions de dossiers non traités" faute de bras. De quoi décourager des vocations chez les plus jeunes.

Des examens ratés volontairement

L'Œil du 20 heures n'a pas eu l'autorisation de tournage en école de police. Mais à la sortie des cours de l'Académie de police de Rouen-Oissel, les élèves interrogés admettent que dans la promo, peu rêvent de devenir des enquêteurs. "Ce n’est pas la majorité. Je dirais un quart. C’est pas beaucoup.” “Je pense que c’est le fait de pas aller sur le terrain, d’être trop derrière un bureau à taper des PV... il y a trop de trucs à faire.

Des élèves, qui préfèrent patrouiller dans la rue, devenir CRS, ou encore être en brigade anticriminalité, plutôt que faire de l’enquête, ont même une astuce radicale. Rater volontairement l’examen d’OPJ, officier de police judiciaire. "Personnellement, je ne veux pas du tout être OPJ. À l’examen, je ne rendrai pas copie blanche, mais je sais que je ne l’aurai pas. En fait, c’est l'administration qui m’impose de faire un truc, que j’ai pas envie de faire, donc oui je vais le rater, comme plein d’autres ! On est énormément dans ce cas-là", confie un élève, qui parle sous le sceau de l'anonymat, de peur de sanctions.

De source policière, plusieurs élèves ayant raté cet examen auraient été sommés de s'expliquer par leur hiérarchie. Il faut dire que cette technique serait en vogue : au dernier examen en janvier dernier, près de 800 élèves auraient rendu copie blanche, et une centaine d’entre eux ne se serait même pas présentée. 

Alors, au final, combien manque-t-il d’enquêteurs en France aujourd’hui ? Questionné par L'Oeil du 20 heures en conférence de presse, Bruno Retailleau reconnaît le problème sans le chiffrer. “Ce n’est pas un problème de nombre mais un problème d’attractivité qu'on va régler très prochainement avec des propositions, qui je pense feront date.”

Ces mesures, il promet de les donner dans quelques semaines, en installant un tout nouvel état-major de la criminalité organisée à Nanterre. À cette occasion, la police nationale assure qu’elle devrait enfin communiquer le nombre précis d’enquêteurs nécessaires.