Théâtre: Pessoa ou les choses de la vie

Côté cour, dans un clair-obscur signé Yves Angelo, assis au fond de la scène du Petit Saint-Martin, chapeau noir juché sur le crâne, un mannequin représentant Fernando Pessoa nous regarde fixement derrière ses lunettes. La pénombre s’accroît tandis que Barbara chante Le Mal de vivre. « Ça ne prévient pas quand ça arrive/ Ça vient de loin/ Ça s’est traîné de rive en rive/ La gueule en coin » Longiligne, François Marthouret, 81 ans, entre d’un pas rapide de jeune homme. Retire sa veste, puis raconte son quotidien de modeste aide-comptable et partage ses préoccupations.

Ce personnage, « un homme d’environ trente ans aux traits dénués de tout intérêt » qui accomplit des tâches ingrates depuis longtemps s’appelle Bernardo Soares. Il est le double de Fernando Pessoa (1888-1935), un semi-hétéronyme de son journal : Le Livre de l’intranquillité, qu’il écrit à partir de 1913, pratiquement jusqu’à sa mort. « Une autobiographie sans événements » publiée pour la première fois en 1982.

Attentif au monde « agité » qui l’entoure, solitaire, Soares se livre à une introspection, s’observe et observe avec soin « l’infiniment petit de l’espace du dedans », ses collègues, son chef, le patron du restaurant où il a ses habitudes, le garçon de café, qui lui dit au revoir en lançant : « J’espère que ça ira mieux », un rayon de soleil, les murs de son bureau. Inquiet, pas vraiment malheureux, mais pas heureux non plus, ce drôle de héros confie qu’il aurait voulu être célèbre et admiré.

«Revirginité perpétuelle de l’émotion»

Il est désenchanté : « Je sais bien que le jour où je serai nommé chef comptable de la firme Vasques et Cie sera l’un des grands jours de mon existence ! », ironise-t-il. Pourtant, il est libre, répète-t-il au fil de ses réflexions existentielles et métaphysiques. Soares s’échappe par l’écriture, le sommeil et le rêve. En accord avec lui, investi, François Marthouret livre une composition admirable.

Il connaît le chef-d’œuvre inachevé de l’écrivain poète, il a créé L’Intranquillité à la Maison de la poésie, à Paris, en 1997, dans la mise en scène du regretté Alain Rais, avec lequel il cosigne l’adaptation. Le journal est composé de fragments retrouvés dans une malle à la mort de Pessoa. Sous la direction d’Anne Kessler, sociétaire honoraire de la Comédie-Française, l’acteur est de nouveau fidèle aux mots de l’auteur portugais.

Sous les traits de Soares, il songe « en direct » à une « revirginité perpétuelle de l’émotion ». Face au décor épuré, un bureau et quelques chaises sombres, le public est à l’écoute, suspendu à la langue qui coule comme l’eau d’une rivière, aux pensées qui résonnent en lui.

Le Livre de l’intranquillité , jusqu’au 29 juin au Théâtre du Petit Saint-Martin (Paris 10e).