La visite du pape «illumine de l’intérieur» l’Église de Corse et la société corse

C’est le sacre de la Corse. Plus de deux siècles, jour pour jour, après le sacre de Napoléon Ier en présence du pape Pie VII, en décembre 1804, à Notre-Dame de Paris, François est venu en quelque sorte « sacrer » la Corse dans son identité religieuse et civile. La symbiose a été immédiate entre la population et le chef de l’Église catholique. À peine a-t-il posé le pied, dimanche matin, sur l’île de Beauté irradiée de soleil, qu’une impression d’harmonie s’est installée entre le vieux pasteur, 88 ans, et le peuple corse. La population, honorée par sa présence, était presque incrédule de voir l’homme en blanc déambuler dans les rues d’Ajaccio.

La papamobile s’arrêtait ici pour bénir un bébé, et fusaient les applaudissements. Le pape parlait, et l’on buvait ses paroles. Il souriait, et les visages s’éclairaient. Il bénissait, tous se signaient, citoyens comme élus. Les nuages de la polémique avec son absence à Notre-Dame de Paris, le 8 décembre, semblaient s’être totalement dissipés. Oublié aussi le froid souvenir du dernier voyage de François, fin septembre, au Luxembourg et en Belgique. Ce 47e déplacement du pontificat restera comme inclassable. À l’image de la Corse.

Il faut dire que les habitants y ont mis du leur. Particulièrement avec ce profond écho des polyphonies entonnées par les « confréries » d’hommes, où l’âme de l’île vient vous pénétrer tout entier. Mais aussi avec la Ciucciarella entonnée à la descente de l’avion papal - où l’attendait le ministre de l’Intérieur, Bruno Retailleau, qui représentait le gouvernement -, une mélodie jouée sur la pivana, cette petite flûte taillée dans une corne de chèvre, qui a singulièrement tranché avec les solennels hymnes nationaux du Vatican et de la France.

Une foule fervente de 15.000 personnes

Comme si la sérénité et la liesse d’un peuple chrétien en fête avaient vaincu les malentendus. 90 % des 350.000 habitants de l’île ne se disent-ils pas catholiques ? Cette atmosphère s’est ressentie dès l’arrivée, lors d’un colloque sur la « religiosité populaire », puis devant la mythique statue de la Vierge d’Ajaccio, la Madunnuccia, ainsi qu’à la cathédrale lors de la rencontre de François avec le clergé. Même ambiance, à la fois débordante et recueillie, lors de la messe en plein air, sur la place d’Austerlitz, avec une foule fervente, estimée à 15.000 personnes, où l’on a prié pour Mayotte. Sans compter des dizaines de milliers de fidèles qui la suivaient dans la ville sur des écrans géants. Devant l’autel, l’artisan de cette journée objectivement réussie : le cardinal François Bustillo, assis à la droite du pape. En arrière-plan, derrière la croix, l’imperturbable statue de… Napoléon.

Avant de quitter la Corse, le Saint-Père s’est entretenu avec Emmanuel Macron. LUDOVIC MARIN / via REUTERS

Dans le registre plus politique, après le rendez-vous manqué de Notre-Dame de Paris, peut-être y a-t-il eu aussi une parenthèse de réconciliation, avec le président Macron venu saluer le pape juste avant son retour à Rome. Un peu à l’image du temps tumultueux de la veille, les difficultés et les tensions de l’île semblaient s’être évanouies dimanche. Les Corses sont venus avec tout leur cœur, et François, malgré sa fatigue physique, leur a bien rendu.

Curieusement, alors qu’on le garantissait dans la coulisse des préparatifs du voyage, aucune des interventions du pape n’a abordé la délicate question des migrations en Méditerranée. Le sujet a été purement et simplement évité alors que François ne se prive jamais d’aborder la question de la défense des migrants. C’est plutôt la laïcité, avec le rôle et la place du sacré dans la vie publique, qui a été au centre de ses interventions.

«La foi, un engagement et un témoignage envers tous»

« La foi ne reste pas un fait privé qui s’épuise dans le sanctuaire de la conscience » restera comme la phrase forte du jour. En improvisant, le pape a même ajouté : « Nous devons être attentifs à un développement, que je qualifierais d’hérétique, qui est celui de la privatisation de la foi ». Car, a-t-il expliqué, « la foi implique un engagement et un témoignage envers tous pour la croissance humaine, le progrès social et la protection de toute la création, sous le signe de la charité ». Il s’agit donc de promouvoir une « citoyenneté constructive », mue par « l’audace de faire le bien » où « les croyants peuvent se retrouver sur un chemin commun avec les institutions laïques, civiles et politiques, pour travailler ensemble à la croissance humaine intégrale ».

François refuse ainsi un « concept de laïcité qui soit statique et figé ». Il importe au contraire de « promouvoir une coopération constante entre les autorités civiles et ecclésiastiques pour le bien de l’ensemble de la communauté, chacune restant dans les limites de ses compétences et de son espace », a-t-il insisté. Mais un dialogue qui doit être « sans préjugés et sans opposition de principe, dans le cadre d’un dialogue ouvert, franc et fructueux ».

La foi chrétienne a éclairé la vie des peuples et de leurs institutions politiques, alors qu’aujourd’hui, surtout dans les pays européens, la question de Dieu semble s’estomper

Pape François

Prenant de la hauteur, et « sans tomber dans des jugements idéologiques qui opposent la culture chrétienne et la culture laïque », le pape a situé l’enjeu de ce débat à l’échelle européenne, donnant même à la Corse un statut d’« exemple vertueux en Europe » : « La foi chrétienne a éclairé la vie des peuples et de leurs institutions politiques, alors qu’aujourd’hui, surtout dans les pays européens, la question de Dieu semble s’estomper ; et nous nous retrouvons toujours plus indifférents à sa présence et à sa parole. »

«Piété populaire »

D’où l’importance de « la piété populaire », autre dossier du jour. Cette réalité spirituelle est courante en Corse avec le renouveau des « confréries » dans les paroisses et la permanence des processions dans les villes et les villages. La « piété populaire », a estimé le successeur de Pierre, peut réaliser « cet entrelacement, sans confusions, pour que se noue le constant dialogue entre le monde religieux et le monde laïc, entre l’Église et les institutions civiles et politiques ».

Au côté de Msg Bustillo, le souverain pontif bénit un enfant devant la cathédrale Notre-Dame-de-l’Assomption. LUDOVIC MARIN / AFP

Elle doit cependant éviter deux écueils. Le premier serait que cette religiosité « se limite à des aspects extérieurs ou folkloriques, sans conduire à la rencontre avec le Christ, et qu’elles soient contaminées par des aspects et des croyances fatalistes ou superstitieuses ». Le second serait qu’elle « soit utilisée, instrumentalisée par des groupes qui entendent renforcer leur identité de manière polémique, en alimentant des particularismes, des oppositions, des attitudes d’exclusion ».

Le pape a clairement touché les Corses. François Zarzeza, 30 ans, professeur de langue corse, membre de la confrérie Saint-Laurent de Paix, dit sortir renforcé de ce dimanche extraordinaire : « Comme beaucoup de Corses, nous sommes émus de cette volonté du pape de nous aider à partager notre foi chrétienne pour rassembler, en prônant le message de l’Église qui est celui du partage, de l’entraide, du savoir vivre et du respect. » Pour lui, il est certain que cette visite va galvaniser « la grande ferveur de l’île, constatée ces derniers temps, en particulier depuis l’arrivée du cardinal Bustillo, même si elle est aussi l’aboutissement de décennies de travail dans les petites communautés paroissiales ». De fait, la centaine de confréries présentes dans les villes et villages corses, qui regroupent près de 3 000 personnes, hommes et femmes laïques, « sont les petites mains de l’Église, souligne-t-il. Ce sont elles qui nettoient les églises, qui fleurissent, qui chantent aux enterrements, qui s’occupent des malades ou de ceux qui sont dans la tristesse. Il était important que le pape vienne leur rendre hommage ».

Pierre Bertoni, prêtre dans le centre de Bastia, au nord de la Corse, a rejoint Ajaccio, très tôt dimanche matin, avec quatre bus de paroissiens. Trois heures de voyage. « Tout le monde se connaît ici, nous aimons les relations interpersonnelles, les relations courtes, c’est toi, c’est moi, explique-t-il. Nous sommes des affectifs. Les Corses sont donc touchés par le pape François qui leur parle de cœur. » Ce que cette visite changera ? « Elle n’aura pas l’effet d’une baguette magique pour la Corse, c’est à nous de faire fructifier les paroles du pape !, s’exclame-t-il. Elle illumine de l’intérieur l’Église de Corse mais aussi la société corse, elle nourrit le bien commun. C’est beau l’insularité, cela peut ouvrir, mais cela peut enfermer aussi. Cette visite nous donne à tous une forte espérance. »