«Ultraconservatisme contre wokisme: aux États-Unis, Détroit est le symbole d’une campagne présidentielle binaire»

Olivier Amiel est docteur en droit et avocat et auteur de Touchdown. Journal de guerre (2024, Éditions Les Presses Littéraires).


Comme à chaque fois qu'une élection présidentielle américaine s'annonce serrée, les candidats se focalisent sur les «swing states», ces États clés, indécis, où quelques voix peuvent faire basculer l'ensemble du gain de grands électeurs, comme le prévoit le système électoral un peu baroque outre-Atlantique.

Le Michigan avec ses quinze grands électeurs, est un de ces États : dix mille voix seulement ont permis à Donald Trump de l'emporter sur Hillary Clinton en 2016, et Joe Biden l'emporte quatre ans plus tard avec seulement 2,78 % d'écart.

C'est pourquoi Kamala Harris et Donald Trump y livrent une bataille décisive, notamment dans sa principale ville : Détroit.

Le candidat républicain vient d'y tenir un meeting, notamment sur le protectionnisme en matière d'industrie automobile, manière de séduire à nouveau l'électorat local après avoir multiplié les déclarations outrageantes pour la ville, rappelant sans cesse que Détroit était une ville «horrible» et expliquant que tout le pays lui ressemblerait si son adversaire démocrate était élue en novembre…

Il est vrai que la ville fondée par un Français en 1701, Antoine Laumet, dit Antoine de Lamothe-Cadillac, originaire du Tarn, explorateur et aventurier de la traite des fourrures en Nouvelle-France, est devenue un épouvantail dans l'imaginaire collectif américain et même dans le reste du monde.

Détroit a cumulé toutes les tares et les difficultés après avoir été frappée par la désindustrialisation alors qu'elle avait été un des principaux poumons de l'économie américaine. En 1967, Détroit est le lieu des émeutes raciales connues comme les plus sanglantes de l'histoire des États-Unis. Plus des deux tiers de sa population ont quitté la ville qui a été abandonnée aux criminels. La corruption municipale a régné avec un maire arrêté jusqu'à la mise en faillite de la ville en 2013.

Pour rien arranger, l'industrie Hollywoodienne s'est fait l'écho de cette déchéance en prenant comme anti-modèle Détroit, diffusant dans le monde entier une image négative de la ville. Que cela soit dans le parallèle peu flatteur avec le quartier le plus chic de Los Angeles dans la série de films «Le flic de Beverly Hills», également dans celle de la dystopie «Robocop» évoquant une ville gangrenée par la violence, ou encore dans le film «Detroit» sur les émeutes raciales.

La gentrification est ainsi positive et redistributrice à Détroit qui renaît et attire des habitants et des investisseurs.

Olivier Amiel

Et pourtant, malgré les déclarations de Donald Trump, la renaissance de Détroit est reconnue et prise en exemple dans de nombreuses études urbaines. Elle perpétue plus qu'aucune autre ville américaine le mythe du phénix. Détroit a d'ailleurs pris comme devise depuis l'incendie qui l'a ravagée en 1805 : «Nous espérons des temps meilleurs, elle renaîtra de ses cendres.».

La banqueroute de 2013 que nous avons trop souvent regardée en France comme un événement tragique est une procédure strictement juridique qui a finalement permis à la ville d'éponger ses dettes grâce à une mobilisation publique et privée appelée «The Grand Bargain». En seulement une année la ville a pu repartir de zéro et financer un programme de retour des services publics sans avoir à vendre les œuvres d'art de son musée comme cela avait été envisagé et comme on le croit encore dans la légende maudite de la ville. L'autre événement majeur qui marque la renaissance de Détroit est l'investissement privé de deux très grandes fortunes de la ville, Mike Illitch et Dan Gilbert. À coups de milliards, ils ont littéralement racheté le centre-ville, Downtown, pour accueillir les bureaux de leurs compagnies et loger leurs employés.

Cela rappelle l'industrialisation automobile de la ville avec un certain Henry Ford et la nécessité d'accueillir ses ouvriers. Avec la même erreur apparente de la ségrégation raciale qui avait conduit aux émeutes de 1967, mais par un flux inversé de la population, avec un quartier de Downtown habité à 80 % par des jeunes blancs de classe sociale aisée, alors que les blancs avaient fui la ville cinquante ans plus tôt.

Ce type de phénomène de gentrification est hypocritement assez mal vu en France, car considéré comme une sorte de «chasse aux pauvres», par des personnes qui vivent pourtant dans l'entre-soi des quartiers boboïsés…

À Détroit au contraire, l'absence de mixité au centre-ville ne pose pas de problème, car celui-ci était largement vide, ne représentant que 5 % du territoire, et dont la gentrification a finalement permis de sauver des immeubles vacants, le retour d'habitants, de travailleurs et surtout de contribuables qui alimentent les caisses de la ville permettant ainsi une intervention publique dans les autres quartiers pauvres de la ville.

À l'inverse, Kamala Harris enjolive certainement la réussite d'une ville dirigée par un maire démocrate, jusqu'à oublier les difficultés toujours présentes.

Olivier Amiel

La gentrification est ainsi positive et redistributrice à Détroit qui renaît et attire des habitants et des investisseurs.

Mais l'image de ville « horrible » lui collant à la peau, Donald Trump s'en sert dans une campagne électorale destinée aussi au reste de l'opinion publique du pays. De la même manière que peu importe que cela soit un mensonge que les membres de la communauté haïtienne de Springfield dans l'Ohio mangent des chiens et des chats, cette affirmation par le candidat républicain pendant un débat permet de cliver et de mobiliser sa base électorale la plus radicale.

À l'inverse, Kamala Harris enjolive certainement la réussite d'une ville dirigée par un maire démocrate, jusqu'à oublier les difficultés toujours présentes. À titre d'exemple, le mois dernier, deux hommes ont été tués par balles en pleine journée, après un match de l'équipe de football américain, au cours d'une fête familiale et dominicale, dans un des lieux les plus gentrifiés, voire hipster, de la ville, qu'est l'historique marché fermier urbain de Détroit.

Dans son hymne rock de 1981 «Don't stop believin'» (N'arrête pas d'y croire), le groupe Journey, parle d'un «garçon qui est né et a grandi » dans le quartier de « South Detroit » et qui «prend le train de minuit pour n'importe où ailleurs»…

La mention de «South Detroit» a pendant longtemps été une source de blagues aux États-Unis, car ce quartier n'existe pas dans la réalité… Mais plus de trente ans après la sortie du tube, le chanteur du groupe a expliqué que le choix venait seulement de la sonorité du nom. Son compositeur a surtout expliqué depuis, que « South Detroit » est un endroit « mythique, existant seulement dans l'esprit des gens, comme la ville de toutes les possibilités ».

Les deux candidats à l'élection présidentielle perpétuent ainsi la projection symbolique qu'a toujours représentée la ville de Détroit, mais cette fois pour le pire, avec l'accentuation d'une campagne électorale binaire, oubliant le juste milieu, favorisant la fragmentation entre deux Amérique qu'on peut schématiser par celle de l'utraconservatisme et celle du wokisme, deux délires qui s'opposent sur tout, qui dénient la réalité et le sens commun, et conduisent peut-être même à semer les germes d'une guerre civile.