"Je crains qu'il y ait une fenêtre pour censurer" : pourquoi François Bayrou joue sa survie avec la fin du "conclave" sur les retraites

"Tout le monde est tétanisé." Dans les couloirs de l'Assemblée nationale, les députés macronistes retiennent une fois de plus leur souffle. "J'espère que tout le monde sera raisonnable. Mais je crains qu'il n'y ait une fenêtre pour censurer", laisse échapper un député du groupe Ensemble pour la République. "Je pense que la mayonnaise peut monter", renchérit Antoine Vermorel-Marques, élu des Républicains dans la Loire. Le gouvernement va, une fois de plus, être confronté à l'épineuse question des retraites avec la fin du "conclave" des syndicats, prévue mardi 17 juin. Annoncées par François Bayrou lors de sa déclaration de politique générale du 14 janvier, ces négociations avaient débuté à la fin février.

Dénonçant "une mascarade", plusieurs syndicats avaient rapidement claqué la porte, comme Force ouvrière et la CGT. Depuis, l'incertitude plane. Les syndicats restants parviendront-ils à un accord ? Et si oui, sur quoi ? Car derrière la négociation syndicale, se cache une promesse politique faite aux socialistes par François Bayrou, au moment de son installation à Matignon. "Nous avons accepté, dans une forme de 'deal' avec le gouvernement, de négocier avec lui parce que nous voulions qu'il y ait un budget pour la France, en échange de concessions", rappelait Olivier Faure, le patron du PS, sur BFMTV, au début du mois de mai. Parmi ces concessions : les retraites et la très controversée réforme de 2023, adoptée par 49.3.

"Il a pris des engagements, qu'il les honore"

L'accord entre le Premier ministre et le Parti socialiste est simple : pas de censure du gouvernement en échange d'une remise à plat de la réforme par les syndicats et d'une traduction dans un texte législatif. "Si au cours de ce 'conclave', cette délégation trouve un accord d'équilibre et de meilleure justice, nous l'adopterons. Le Parlement en sera saisi lors du prochain projet de loi de financement de la Sécurité sociale, ou avant, et si nécessaire par une loi", avait détaillé le chef du gouvernement, le 14 janvier, devant les députés. Le maire de Pau avait également prévenu d'entrée de jeu : "Si les partenaires [sociaux] ne s'accordaient pas, c'est la réforme actuelle qui continuerait à s'appliquer."

A l'époque, François Bayrou ne s'attardait pas publiquement sur ce qui crispe au plus haut point la gauche : le report de l'âge légal de départ à la retraite de 62 ans à 64 ans. Mais mi-mars, lors d'une émission de radio, le Premier ministre dit "non" à un retour aux 62 ans, provoquant l'ire des syndicats et d'une partie des oppositions, dont le PS. "Ce n'est pas au Premier ministre de fixer ce nouveau cadrage : le 'conclave' est lancé. Sinon, autant que tout le monde rentre à la maison", réagit alors le porte-parole du groupe socialiste à l'Assemblée, Arthur Delaporte, sur franceinfo. En clair, pour le PS, c'est aux syndicats de fixer les contours de cette éventuelle remise à plat de la réforme de 2023. 

Pourtant, à l'heure de la dernière réunion du "conclave", un accord des partenaires sociaux sur la mesure d'âge semble bien chimérique. Le Medef a officialisé mardi son rejet ferme et définitif d'un retour en arrière sur l'âge légal. Ce qui ne surprend personne au gouvernement. 

"Avez-vous pensé un quart de seconde que les partenaires sociaux puissent s'accorder sur les 64 ans ? On a toujours su que s'ils parvenaient à un accord, ce serait un accord sur des objets annexes de la réforme."

Un conseiller de l'exécutif

à franceinfo

Quelle sera alors la position du Parti socialiste si les syndicats s'entendent sur des questions telles que la pénibilité, les carrières des femmes, les carrières longues ou la question de la décote ? Appuieront-ils sur le bouton de la censure ? Ils ont bien voté, avec le reste de la gauche, la proposition de résolution des communistes, adoptée par l'Assemblée le 5 juin, visant à abroger les "mesures plus régressives" de la réforme de 2023 et donc le report de l'âge légal de départ à 64 ans.

"Le Premier ministre a pris des engagements. Qu'il les honore. Ça rendra tout le monde très calme", prévient le député socialiste Emmanuel Grégoire. "La censure n'est pas posée, évacue de son côté Hervé Saulignac. La suite politique est indissociable des attentes syndicales et elle n'a pas encore été tranchée." Olivier Faure lui-même botte en touche, laissant planer la menace, sans la concrétiser. "Tout est sujet de censure mais tout est sujet de compromis", a-t-il lâché sur RTL, le 12 juin. "Il ne s'agit pas de dire que nous allons être pavloviens et que nous allons systématiquement déclencher la censure. Simplement, ça suppose qu'il y ait en face de nous un pouvoir qui négocie, ce qui n'est pas le cas aujourd'hui", a-t-il poursuivi.

"Tout le monde sait que ça finira en 49.3"

Les soutiens du camp présidentiel se tiennent prêts à riposter à une hypothétique menace de censure socialiste. "L'annonce du Premier ministre, c'était qu'il y aurait un texte de loi sur l'atterrissage du 'conclave', pas sur la volonté de tel ou parti politique", met en garde le macroniste Ludovic Mendès. "Censurer alors que le Premier ministre tient ses promesses, au moment où les Français ne parlent plus de cela, où les entreprises demandent de la stabilité... Olivier Faure démontrerait qu'il ne vaut rien de mieux que La France insoumise et il mettra le Rassemblement national en orbite galactique pour 2027." Dans les rangs du bloc central, on fait aussi le pari que le PS suivra la CFDT en cas d'accord avec les autres partenaires sociaux. Le parti d'Olivier Faure ne prendra pas le risque de désavouer une formation syndicale dont il est proche idéologiquement.

Si les députés socialistes laissent planer une ambiguïté sur la censure, ils mettent déjà la pression sur le calendrier et veulent aller vite. "Ce que nous attendons très fermement, c'est que le sujet [des retraites] soit à l'ordre du jour avant la fin de la session de juillet", explique Emmanuel Grégoire. Cette perspective semble compliquée dans la mesure où la session extraordinaire de l'Assemblée nationale s'achève le 11 juillet. Or, elle est déjà bien remplie avec notamment l'examen du texte de loi sur l'audiovisuel public de Rachida Dati, la ministre de la Culture. Les socialistes ne sont pas dupes.

"On sent la manœuvre. Enjamber l’été pour arriver à l’automne : le débat sur les retraites sera mélangé avec celui sur le budget."

Emmanuel Grégoire, député socialiste

à franceinfo

"Tout le monde sait que ça se finira en 49.3 en sachant que le gouvernement mise sur l'impossibilité de censurer à quelques mois des municipales", prévues en mars 2026, poursuit l'élu socialiste de Paris. A l'issue de la dernière conférence des présidents, qui s'est tenue le 10 juin et qui a pour objet d'organiser l'ordre du jour à l'Assemblée nationale, rien n'était inscrit à ce sujet pour le mois de juillet. "Il y aura la possibilité d'un débat pendant la session extraordinaire du mois de septembre, mais les mesures éventuelles issues du conclave devraient être incorporées au budget de la Sécurité sociale", précise-t-on à l'Assemblée nationale.

"Les moments difficiles sont devant nous"

Que ce soit au mois de juillet ou à l'automne, le groupe de Boris Vallaud demeure incontournable. "Les seuls qui ont la clé du jeu, ce sont les socialistes, il faut les traiter", commente un député d'Ensemble pour la République. En clair, négocier avec eux mais aussi les considérer. D'autres doutent cependant d'une véritable stratégie de François Bayrou pour durer à Matignon et s'acheter durablement la paix avec les socialistes.

"Entre nous, la vérité, c'est que François Bayrou n'a pas de plan."

Un député macroniste

à franceinfo

Tous espèrent que le Parti socialiste ne prendra pas la responsabilité d'une nouvelle instabilité. "Abattre le gouvernement par une motion de censure votée avec LFI et le RN cinq mois avant les municipales, il faudra l'assumer", pronostique un ministre proche de François Bayrou, qui concède "que les moments difficiles sont devant nous car à l'automne tout peut se cumuler".

Il reste un dernier scénario qui pourrait éviter au Premier ministre une éventuelle censure. Si le "conclave" ne débouche sur aucun accord, il n'y aura pas de suite parlementaire, comme l'a annoncé François Bayrou. "S'il y a un échec du 'conclave', ce ne sera pas la faute du Premier ministre. Pourquoi alors le censurer ? C'est là où il a été malin", juge le député Paul Christophe, président du groupe Horizons. "Il ne peut pas être tenu responsable. Il l'a joué habilement." Cela ne le met pas forcément à l'abri. "Si les députés PS veulent censurer Bayrou, ils peuvent trouver plein d'autres motifs pour le faire", juge-t-on dans le camp macroniste.

François Bayrou en est conscient. Dimanche, il a promis un "moment Mendès" dans des confidences faites au Parisien et à La Tribune. Une référence au passage de Pierre Mendès-France à Matignon qui malgré sa faible durée de sept mois reste, selon le Béarnais, une référence politique "d'un homme qui disait la vérité même si les Français n'étaient pas prêts à fournir les efforts qu'il demandait". "Je serai au rendez-vous. Je connais l'extrême risque que cela me fera courir, mais bon, c'est l'histoire de ma vie. Il y a des gens qui sont là pour durer ; moi je suis là pour changer la situation", dramatise-t-il auprès de La Tribune.

"Ça veut dire qu'il est prêt à mourir pour ses idées plutôt que de se renier."

Un proche de François Bayrou

à franceinfo

Le Premier ministre doit présenter à la mi-juillet ses arbitrages pour le budget 2026 : il pourrait à cette occasion s'exprimer sur les retraites. Même si tout dépendra de la copie syndicale.