Il y a Dans les yeux d’Émilie, chanson reprise en chœur dans les ferias et maintenant par des stades entiers. Mais aussi, L’Été indien, Une fille aux yeux clairs, Big Bisou... Les chansons de Claude Lemesle continuent à courir dans les rues des décennies après leur création. Le parolier fétiche de Joe Dassin (La Fleur aux dents) mais aussi de Serge Reggiani (Venise n’est pas en Italie), Michel Fugain (Y a du soleil), Carlos (Rosalie), Nana Mouskouri (Je chante avec toi Liberté) et de près de trois cents autres interprètes prestigieux des années 1970 à 2000, fête le 12 octobre son 80e printemps.
Malgré ses trois mille chansons, ses cent succès, - il n’aime pas le mot tube qui écorche sa sensibilité rimbaldienne -, le (trop) modeste Claude Lemesle continue de presque s’étonner de voir ses refrains et parfois même ses couplets chantés par les jeunes de 7 à 77 ans.
Passer la publicitéAvant de souffler les 80 bougies de son gâteau d’anniversaire, ce saltimbanque, auteur d’un excellent bréviaire intitulé L’art d’écrire une chanson, autrefois remarqué par Georges Brassens qui avait vu en lui un jeune frère, a rencontré Le Figaro pour parler de son œuvre et de ses amis paroliers. Une promenade au pays de Goldman, Brel, Souchon, Barbelivien, Delanoë et consorts.
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LE FIGARO. - Comment vivez-vous l’incroyable renaissance de votre chanson Dans les yeux d’Émilie , devenu un hymne du rugby ?
Claude LEMESLE. - Je tiens à préciser qu’elle de moi et de Pierre Delanoë. Elle a été chantée par mon ami Joe Dassin qui - c’est fou - nous a quittés il y a déjà 45 ans. Malgré le temps qui passe il me manque. Il me manque la main sur mon épaule de ce grand frère. Il avait sept ans de plus que moi, c’est beaucoup quand on a 20 ans. Pour revenir à Émilie, j’ai reçu un très joli SMS de Jean-Jacques Goldman l’année dernière. Il était touchant et je l’ai gardé. Il me disait avec humour qu’il était quand même un peu jaloux de ne pas avoir écrit une sorte d’hymne pour les amoureux du sport. C’était pour moi le compliment d’un homme que j’admire et que j’aime parce que dans la vie c’est un mec formidable. Alors pourquoi Dans les yeux d’Émilie revit comme I Will Survive de Gloria Gaynor ou We Never Walk Alone à Liverpool ? C’est un peu inexplicable. Bon, le prénom est musical. C’est une histoire d’amour. Les mots se marient bien avec la musique. Les accents toniques sont bien placés et les gens n’ont pas de difficulté à la chanter. C’est un peu tout ça.
Il n’existe pas de « trucs » pour écrire une chanson qui reste dans les mémoires ou devient un succès ?
Bah non ! J’écris toujours avec la même envie, la même conscience. Je ne suis jamais mis devant ma table de travail en me disant : « Ce sujet-là, ce chanteur-là... Bof !, Ça ne me branche pas. Allez, je vais faire ça vite fait, bien fait. » Non, j’y mets toujours la même attention. Je ne crois qu’à l’authenticité. Quand on écrit en dehors de sa propre vérité, on écrit mal. C’est Hemingway qui disait : « Écris la phrase la plus vraie que tu connaisses ». Je crois qu’il avait raison. Une grande interprète, Catherine Ribeiro, m’a demandé un jour : « Comment on fait un tube ? » Je lui ai répondu : « Je n’en sais rien. C’est le public qui choisit. »
Passer la publicitéÉcrit-on différemment pour Dassin, Fugain, Carlos, Johnny, Sardou, Nana Mouskouri...
Mon métier consiste, tout en gardant mon style personnel parce qu’il me semble que j’en ai un, à faire parler les chanteurs dans leur langage à eux. Les chansons de Fugain changent si c’est Delanoë, Vidalin ou moi, qui choisis les mots. Michel Fugain y était sensible. Molière - je dis ça avec beaucoup d’humilité - ne fait pas parler Sganarelle comme le misanthrope Alceste. Audiard dans ses dialogues s’adaptait au phrasé de Ventura ou de Gabin. La chanson, c’est plus court certes, mais je n’ai jamais pu travailler avec un chanteur sans bien connaître sa psychologie, son caractère.
Préférez-vous écrire des chansons d’amour comme La Fleur aux dents ou des chansons plus sombres comme La Bête immonde?
Je n’ai pas de préférence. Tous les aspects de la comédie et de la tragédie humaine m’intéressent. Je suis la définition de l’humanisme: « Je suis un homme et rien de ce qui est humain ne m’est étranger.» Molière a écrit sur l’amour, l’avarice, la misanthropie, sur l’emprise dans Don Juan. Je cite Molière parce que c’est mon idole. Mais on retrouve cette universalité chez Victor Hugo et dans les poèmes de Rimbaud, que je vénère. Dans mon bouquin L’art d’écrire une chanson*, il y a un chapitre titré « Votre nombril a moins de chance d’être le centre du monde que la gare de Perpignan ». Cela veut dire qu’on doit ouvrir, parler au plus grand nombre de tous les sujets possible, heureux ou tragiques.
D’autres paroliers vous ont-ils inspiré ou marqué ?
Passer la publicitéOui, je vous ai parlé tout à l’heure de Jean-Jacques Goldman. Comme Pierre Delanoë, il possède cette espèce de don de savoir aller à l’essentiel. Il a traité quelques idées que personne n’avait traité avant lui comme dans la chanson à nos actes manqués. Je pense aussi à Juste après, un texte qui lui est venu spontanément en voyant cette sage-femme africaine, qui réussit à ressusciter un bébé mort-né, à force d’acharnement, d’amour. Pour moi, c’est un chef-d’œuvre. Voilà un homme qui ne regarde pas son nombril. Jacques Brel aussi, que j’ai eu la chance de voir sur scène, m’a impressionné. Il avait un tourbillon vital qui l’habitait. Son écriture n’était la plus léchée du monde. Ce n’est pas aussi travaillé que Brassens. C’est autre chose, c’est la passion qui s’exprime, c’est quelquefois l’excès, mais même dans ses excès je l’aime. il se laisse emporter, il y a une violence humaine qui s’exprime avec beaucoup de tendresse. C’est très très beau. Je pense à la chanson Mon enfance, quel beau texte. Elle lui ressemble.
Et Alain Souchon ou Didier Barbelivien, qu’en pensez-vous ?
Didier Barbelivien, il a écrit pour Gérard Lenorman, notamment La petite valse, qui reste gravée dans ma mémoire. « Moi je donne du rêve à tous les gens qui traînent des souvenirs cassés, de la dentelle bretonne à ceux qu’ont des habits troués... » sont les vers d’un vrai auteur. Quant à Alain Souchon pour moi, c’est le meilleur. Il possède une façon synthétique d’écrire, de dire en peu de mots ce que certains mettent quatre phrases à nous raconter. Sa chanson Et si en plus y’a personne est un authentique joyau. Merci, Alain!
*L’art d’écrire une chanson de Claude Lemesle, Éditions Eyrolles