La Croisade des innocents d’Usamaru Furuya : « Je l’ai vécue de manière aussi douloureuse que mes personnages »

En l’an de grâce 1212, dans un modeste village au nord de la France, Étienne voit le Christ apparaître sous ses yeux. Le paisible berger de 12 ans décide alors de partir en croisade pour délivrer Jérusalem. Très vite, un groupe de garçons aux motivations diverses se joint à lui. L’aventure se transformera progressivement en cauchemar.

Le troisième et dernier tome du manga La Croisade des innocents est paru vendredi 12 septembre chez IMHO. Initialement publiée au Japon entre 2008 et 2012, cette trilogie s’inspire de la « croisade des enfants » (déjà adaptée en BD par Chloé Cruchaudet), dont il est aujourd’hui difficile de démêler la vérité historique du mythe forgé a posteriori. C’est justement ce qui a plu au mangaka Usamaru Furuya en visionnant un documentaire télévisé : « Le grand mystère qui planait sur cette affaire était assez fascinant, je dois dire. Cela avait la puissance d’évocation d’un conte, a-t-il confié au Figaro en avril dernier, en marge de son déplacement au Festival du livre de Paris. Toutes les zones inconnues de l’histoire me sont apparues comme des espaces de liberté que je pouvais investir à ma guise. »

Mise en scène de la croisade des albigeois. INNOSAN SHONEN JUJIGUN by Usamaru Furuya / Ohta Publishing Co., Tokyo
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Les amateurs d’histoire médiévale seront heureux de découvrir une reconstitution par un artiste japonais de la France du XIIIe siècle, avec l’intégration de l’ordre des Templiers et de la croisade contre des albigeois. « J’ai aussi mêlé à cette histoire quelque chose de plus difficile à identifier : la milice de shogun, qui s’appelait le Shinsengumi, ajoute Usamaru Furuya. À l’origine considérée comme une troupe de héros, elle est vraiment tombée en disgrâce jusqu’à devenir une bande de bandits. J’ai vu dans leur déchéance une espèce de squelette scénaristique que je pouvais reprendre au sein de La Croisade des innocents. »

Si j’avais introduit un personnage féminin dès le départ, cela aurait complexifié la chose en ajoutant, peut-être, une dimension romantique

Usamaru Furuya

Au moment de partir à l’aventure, le groupe des treize adolescents ne comporte aucune fille. Un choix pragmatique visant à simplifier le scénario : « Si j’avais introduit un personnage féminin dès le départ, cela aurait complexifié la chose en ajoutant, peut-être, une dimension romantique, ou en brouillant la conflictualité qui pouvait naître entre les différents membres de l’équipe », explique le mangaka, avant de préciser : « Le titre japonais de la série est d’ailleurs “La croisade des jeunes garçons innocents”. J’étais attaché à l’imaginaire que cela faisait naître dans l’esprit du lecteur. Je voulais être fidèle à cela. »

Du Nom de la rose à Sa majesté des mouches 

Difficile de ne pas penser au roman Sa majesté des mouches de William Golding, récemment adapté en BD, qui dépeint lui aussi des luttes de pouvoir au sein d’un groupe d’enfants. Usamaru Furuya assume cette influence mais en ajoute une autre, plus surprenante : Umberto Eco. « Ce que je questionne, c’est la gestion de l’interdit. C’est quelque chose qu’on retrouve dans Le Nom de la rose. Il y a un passage où un avertissement est prononcé, comme quoi un simple rire peut valoir condamnation à mort. »

Des garçons à la beauté androgyne. INNOSAN SHONEN JUJIGUN by Usamaru Furuya / Ohta Publishing Co., Tokyo

Sans divulguer les péripéties de La Croisade des innocents, disons simplement que le voyage sera particulièrement éprouvant et que la violence, la maladie, la haine, la jalousie et la mort en feront partie. « Pour moi, il y a une forme de beauté dans le parcours de ces enfants qui sont, au début de leur périple, pleins d’idéaux très purs, qui croient en leurs rêves et en leur capacité à surmonter les difficultés, et qui vont se heurter à la réalité et à leurs propres limites. Si l’on prend une comparaison dans le règne animal, c’est comme observer des saumons qui remontent la rivière, ce qui leur demande un effort extrême ; ils n’y arrivent pas forcément. Cet acharnement, je le trouve très beau. »

Au milieu d’événements vraiment dramatiques et extrêmement cruels peut percer un petit rai de lumière et d’espoir

Usamaru Furuya

Connu par ses mangas radicaux (Litchi Hikari Club), voire difficilement soutenables (Garden), Usamaru Furuya fait endurer moult souffrances à ses jeunes héros, mais il assure ressentir une grande empathie pour eux : « Ce processus d’écriture, je l’ai vécu de manière aussi douloureuse que mes personnages, parce que j’avais l’impression d’être à leurs côtés, de traverser toutes ces épreuves avec eux. » Mais « au milieu d’événements vraiment dramatiques et extrêmement cruels peut percer un petit rai de lumière et d’espoir » : l’amitié, la camaraderie et l’amour sont heureusement de la partie.

La cruauté des hommes justifiée par la religion est l’un des thèmes du récit. INNOSAN SHONEN JUJIGUN by Usamaru Furuya / Ohta Publishing Co., Tokyo
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Graphiquement, bien qu’un certain réalisme domine, les yeux immenses de certains protagonistes aux traits angéliques accrochent notre regard. « Ce que j’avais à l’esprit, quand j’ai commencé la série, c’était donner l’impression d’un théâtre de marionnettes, avec de gros yeux en verre, explique celui qui, enfant, allait souvent voir de tels spectacles. J’ai voulu raconter cette histoire comme un conte cruel. » Le mangaka précise au passage que, « si l’on observe en détail l’évolution du physique des personnages, leurs yeux sont au début très gros mais, petit à petit, leur taille diminue pour se rapprocher de la réalité, comme si on quittait le domaine du conte ».

Un « habillage » religieux

Le moins que l’on puisse dire, c’est que La Croisade des innocents ne présente pas les institutions religieuses médiévales sous un jour très favorable... « Ce qui m’intéresse, ce n’est pas tellement de porter une critique sur la religion dans son ensemble, qui est quelque chose que je ne condamne pas de manière fondamentale, nuance Usamaru Furuya. Je raconte ici des enjeux très humains qu’on retrouve dans différentes œuvres qui prennent pour sujet la religion, chrétienne ou non. » Il note cependant qu’à certaines époques, « les personnes qui portent une parole un peu hétérodoxe [par rapport au christianisme] ont été plus ou moins violemment réprimées, mises au ban, considérées comme des hérétiques, jusqu’à être brûlées vives, comme c’est le cas dans la série Netflix Du mouvement de la Terre (adaptée du manga d’Ueto sur l’histoire de l’héliocentrisme, disponible chez Ki-oon, NDLR) ».

Issu d’une famille bouddhiste, le mangaka dit utiliser le contexte religieux comme un simple « habillage » pour traiter les sujets qui le passionnent : « Montrer comment mes personnages sont animés par des convictions très puissantes, les suivent, et la manière dont ces convictions vont les amener à réagir lorsqu’ils rencontreront des obstacles. » Assez fascinant... à condition d’avoir le cœur bien accroché.

La Croisades des innocents (3 tomes), d’Usamaru Furuya, traduit du japonais par Constant Ozin, IMHO, 288 pages et 14 euros par volume.

Un grand merci à Aurélien Estager pour l’interprétariat français-japonais.