En Syrie, le déferlement de "fake news" nuit aux “efforts de consolidation de la paix”

Des images du nouveau ministre de la Défense, Mourhaf Abou Qasra, qui détruit une statue de la Vierge ; Bachar al-Assad qui démissionne ou décédé ; ou encore des scientifiques syriens assassinés par les services secrets israéliens… Depuis l’effondrement de la dictature syrienne, les réseaux sociaux sont inondés d'infox. Un phénomène loin d’être nouveau mais qui, dans le contexte de la reconstruction d’un pays fragilisé par treize ans de guerre, prend une autre dimension. Les campagnes de désinformation se multiplient, tout comme la diffusion non intentionnelle d’informations erronées. Depuis 2016, Verify-Sy se consacre à la surveillance et à la vérification des informations concernant la révolution syrienne, la guerre civile et les différentes communautés qui composent le pays. Pour Zouhir Al-Shimale, journaliste et responsable de la communication de Verify-Sy, la désinformation est devenue plus "sophistiquée".   

 

France 24 : Quelles sont les particularités des fausses informations partagées depuis l'arrivée au pouvoir de Hayat Tahrir al-Cham (HTC, connu aussi sous l'acronyme HTS) 

Zouhir Al-Shimale : Depuis la chute du régime, la fréquence et la sophistication des campagnes de désinformation ont considérablement augmenté. Les vidéos manipulées, les contenus générés par intelligence artificielle, les activités inauthentiques coordonnées et poussées par des bots et les faux comptes diffusant des récits trompeurs se sont multipliés.

Les principaux sujets des fausses informations tournent souvent autour des divisions communautaires, des récits identitaires et des accusations mensongères de violences perpétrées par les membres de la nouvelle administration, de ciblage et d'attaques systématiques contre les groupes minoritaires. Des déclarations officielles falsifiées et fabriquées servent à diffuser des appels à attaquer les chrétiens et les alaouites pour semer la méfiance et l'agitation au sein de ces groupes. 

Qui est principalement visé par ces campagnes de désinformation ? 

Ces fausses informations visent la transition politique et les efforts de consolidation de la paix. Elles tentent également de saper les opérations de sécurité contre ceux qui ont refusé le processus de réconciliation lancé par la nouvelle administration de transition et qui continuent d'attaquer les forces gouvernementales.

Les réseaux essaient de dépeindre ces attaques comme dirigées contre "tous les alaouites" et "tous les chrétiens" pour les inciter à se défendre et créer une pression sociale. Des hashtags comme "#AlawiteCleansing" ("nettoyage des alaouites", NDLR) ont été massivement mis en avant pour affirmer à tort que la violence contre les minorités était généralisée. Grâce à l'amplification obtenue en utilisant de faux profils et des robots automatisés, ces hashtags ont eu tendance à créer un sentiment d'urgence et de panique au sein de ces groupes.  

Le "gaslighting" persistant (technique de manipulation, NDLR) et le déni de la stabilité du gouvernement et des efforts de réconciliation se font en présentant des récits fabriqués de chaos, de massacres, de purges ethniques et de séparatisme. Les communautés minoritaires ont été présentées comme des victimes de persécution systématique par des rapports, comme celui sur le prétendu "massacre de Homs". En réalité, ces événements visaient des personnes refusant de rendre leurs armes ou des personnes impliquées dans des activités criminelles et des crimes de guerre. Cette opération de désinformation visait à remettre en question la légitimité du gouvernement de transition en affirmant qu'il était infiltré par des groupes jihadistes complotant contre les minorités.  

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Quel est le but recherché ? Déstabiliser le pays ? 

Il s’agit de semer la division, de créer de la confusion et de saper la confiance dans les autorités légitimes ou les processus démocratiques. La désinformation est extrêmement dangereuse pour l'État, qui demeure fragile, et vise à empêcher une transition pacifique et démocratique. C'est souvent le résultat d'acteurs nationaux et étrangers qui ont des intérêts directs dans le maintien du statu quo ou la manipulation du paysage politique. 

La désinformation se fait de manière interne, poussée par diverses factions aux intérêts concurrents, mais aussi externe avec des acteurs tels que la Russie, l'Iran, la Chine. En Europe et au Royaume-Uni, certains paient des publicités pour atteindre un large public et influencer les décideurs. 

Vous évoquez la Russie, l’Iran et la Chine… Que cherchent les alliés de l’ancien régime 

La Russie, l'Iran et la Chine ont été fortement impliqués dans la formation de la perception nationale et internationale de la Syrie. Ces pays ont lancé des campagnes de désinformation pour faire avancer leurs propres intérêts géopolitiques, influencer la politique occidentale et déstabiliser la fragile transition du pays. Ces pays ont tiré parti de leurs avancées technologiques pour produire et diffuser de la désinformation en détournant l'attention mondiale de questions cruciales telles que la responsabilité et la justice. Ils se concentrent sur la promotion de l'idée d'un conflit sectaire et sur l'alimentation de l'instabilité en Syrie. 

La Russie, en particulier, a joué un rôle important dans l'utilisation de campagnes numériques pour présenter une version déformée des événements. Ces affirmations fabriquées, étayées par des vidéos manipulées, de faux documents et des rapports biaisés, visent à entraîner une intervention internationale pour protéger les minorités d'un prétendu "massacre" orchestré par le gouvernement sunnite. Ce récit est spécialement conçu pour attirer l'attention de l'Occident, influencer les décideurs politiques et les pousser à s'aligner sur les intérêts de la Russie et de Bachar al-Assad. 

De même, la Chine a utilisé la désinformation pour créer l'apparence d'un abandon occidental des minorités syriennes, encourageant un changement de l'opinion mondiale en faveur du régime d'Assad et remettant en question la légitimité du nouveau gouvernement. En générant la peur et la confusion dans le monde entier sur le paysage politique syrien, la Russie, la Chine et leurs alliés veulent perturber les initiatives soutenues par l'Occident et les efforts de consolidation de la paix, en veillant à ce que leurs intérêts soient préservés. 

 

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La publication de fausses informations est-elle intentionnelle lorsqu’elle provient d’acteurs syriens ? 

La diffusion de fausses informations est souvent une combinaison d'efforts intentionnels et d'ignorance involontaire. La grande majorité des fausses informations sont diffusées volontairement dans le cadre de campagnes coordonnées conçues pour manipuler l'opinion publique. Ces acteurs utilisent généralement des tactiques stratégiques comme l'"astroturfing", qui consiste à créer l'illusion d'un soutien populaire pour un récit alors qu’il est orchestré du haut vers le bas. Par exemple, les comptes de médias sociaux peuvent donner l'impression d'être des voix indépendantes de citoyens ordinaires alors qu’ils sont contrôlés par des gouvernements, des organisations ou des groupes d'intérêts diffusant un message spécifique. 

Il existe aussi des techniques incluent l'utilisation de "sock puppets", de fausses identités en ligne conçues pour amplifier certains messages, en leur donnant l'apparence d'une large acceptation ou d'une grande crédibilité. Ces comptes peuvent ainsi inonder les discussions de contenus répétitifs, trompeurs ou faux, submergeant le discours légitime. En outre, les robots jouent un rôle clé dans ces campagnes, amplifiant les faux messages à grande échelle en les partageant sur diverses plateformes ou en gonflant les indicateurs d'engagement tels que les mentions "j'aime", les partages ou les "retweets". 

Il existe des tactiques telles que les "deepfakes" (vidéos ou enregistrements audio manipulés, NDLR) et les sites web de fausses nouvelles qui se font passer pour des sources d'information légitimes. Ces techniques sont souvent employées pour tromper le public et l'amener à croire des récits fabriqués de toutes pièces. 

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Les publications peuvent aussi être diffusées involontairement par des personnes ne doutant pas de leur authenticité… 

Certaines personnes partagent involontairement des contenus non vérifiés. Cela est souvent dû à un manque d'accès à des informations fiables ou à des outils permettant d'évaluer la crédibilité des contenus. Dans des pays comme la Syrie où l'accès aux médias indépendants et aux ressources de vérification des faits est limité, de nombreuses personnes sont susceptibles de croire et de diffuser de fausses informations sans intention malveillante. Cette ignorance, associée à l'absence d'outils efficaces de vérification des faits, contribue à la diffusion incontrôlée de fausses informations. 

Quelle que soit l'intention derrière la diffusion de fausses informations - qu'il s'agisse d'une campagne de désinformation ciblée ou d'un partage innocent - les conséquences restent tout aussi dangereuses. La désinformation érode la confiance, attise les divisions sectaires, alimente l'instabilité et peut influencer la prise de décision au niveau national et international, avec parfois des conséquences catastrophiques.