«On est passé d’une direction industrielle à des financiers» : à Lyon, les brevets d’une usine centenaire vont partir à l’étranger

Entre les vapeurs de chipolatas braisées et le bruit des klaxons de soutien, les sourires sur les visages des salariés de l’usine Givaudan-Lavirotte le disputent à l’abattement. L’entreprise Isaltis qui exploite le site depuis 2011 a annoncé la liquidation judiciaire de cette «pépite industrielle», dixit le maire d’arrondissement, Olivier Berzane (EELV). Les 51 employés se savent condamnés, alors que les commandes n’ont cessé de chuter ces dernières années, accompagnant le manque d’investissement de l’actionnaire canadien Macco Organiques. Si le trottoir de la rue Paul Cazeneuve est rouge de gilets Force ouvrière ce jeudi matin, les troupes étaient deux fois plus nombreuses il y a encore quelques années.

L’entreprise fondée en 1906 par deux familles lyonnaises produisait initialement du parfum. Une production pour l’industrie pharmaceutique, cosmétique et alimentaire est ensuite venue s’y greffer, développée par les propriétaires successifs. Mastodonte industriel local, Rhône Poulenc avait repris les rênes en 1960 avant qu’une filiale d’Air liquide ne lui succède en 1991. «On est passé d’une direction industrielle à des financiers», se désole Jean-Marc, jeune retraité de 64 ans après 42 passées sur le site de la rue Paul Cazeneuve, qui déplore les choix de la direction actuelle.

«Rhône Poulenc et Air Liquid, ce sont des industriels, ils n’embauchaient pas tout de suite mais quand on rentrait on pouvait bien évoluer, poursuit-il. Je suis rentré ouvrier et j’ai fini ingénieur. Ils m’ont payé tous les stages. Il y avait une forme de paternalisme. J’ai nourri ma famille. Mon fils est rentré à 18 ans. Il est toujours là depuis 15 ans».

«Aujourd’hui il n’y a plus d’investissement, déplore Ali. Les bâtiments vieillissent, ils ne sont plus aux normes» A.S./Le Figaro Lyon

Brevets envolés

«Aujourd’hui il n’y a plus d’investissement, déplore Ali, 49 ans et en poste depuis 8. Les bâtiments vieillissent, ils ne sont plus aux normes». L’activité pharmaceutique a d’ailleurs été suspendue à la suite d’une intervention de l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM) en 2023, sanctionnant des malfaçons. Quant à la production cosmétique, le carnet de commandes pour 2025 était vide. «C’était Setic, la filiale d’Air Liquide qui avait développé ça, mais ils sont partis avec l’activité», raconte Stéphane Lélard, délégué FO.

L’usine centenaire ne vend plus que deux produits à vocation alimentaire, du glycérophosphate de calcium et du glycérophosphate de magnésium. Le premier est utilisé pour le lait infantile en poudre des nourrissons nés prématurés, le second est un complément alimentaire que l’on retrouve notamment dans les dentifrices. Des productions à valeur ajoutée avec des débouchés, donc. Les deux principaux clients sont Nestlé et Danone. «Les acheteurs ne jouent pas le jeu en préférant acheter à l’étranger plutôt qu’à une pépite implantée au cœur du territoire», regrette au passage Olivier Berzane.

L’actionnaire canadien compte bien partir avec ces deux produits pour les faire fabriquer dans d’autres usines du groupe, en République tchèque se murmure-t-il parmi les salariés. Cette rumeur n’a pu être confirmée, la direction d’Isaltis refusant de répondre à la presse. Dans cette optique, l’actionnaire chercherait plus à garder ses clients qu’à trouver un repreneur. D’où la procédure de liquidation. «On aurait préféré un redressement, qui permettrait de sauver les emplois», regrette Stéphane Lélard.

Macco Organiques, l’actionnaire canadien d’Isaltis devrait faire délocaliser les productions du site lyonnais vers d’autres usines à l’étranger. A.S./Le Figaro Lyon

«Abandon industriel»

En attendant le dépôt du dossier au tribunal de commerce ce vendredi, le délégué syndical se bat pour obtenir une «enveloppe permettant aux gens de partir», avant l’arrivée du liquidateur «dont on ne sait pas ce qu’il va dire». Enveloppe trop faible pour l’heure, selon le syndicaliste. «Certains sont là depuis 30 ans, d’autres ont encore des crédits étudiants», explique-t-il. «On a des crédits, des enfants, des loyers, des factures à payer», énumère un autre salarié.

Comme les autres, Christophe 54 ans et Lorène 44 ans, s’orienteront vers des missions d’intérim à la fermeture de leur usine, loin de la solidarité palpable sur ce bout de trottoir de la rue Paul Cazeneuve ce jeudi matin. «On devrait retrouver du travail oui, mais dans quelles conditions ?», lance Christophe. «C’était une belle boîte, on se connaît tous, c’est un peu familial, il y avait une bonne entraide, acquiesce Lorène. C’est assez triste de voir une entreprise française fermer».

«C’est un abandon industriel de plus dans le quartier, documente Salah, jeune retraité et délégué syndical de toujours, à la suite de son père, à Givaudan-Lavirotte. Dans le 8e, il y avait beaucoup d’entreprises à une époque, on traversait la rue et on trouvait du travail, ce n’est plus le cas. Les responsables politiques parlent de souveraineté industrielle mais les actes ne sont pas en adéquation».