TRANSPARENCE. Comment les journalistes de France Télévisions ont-ils vérifié la vidéo de l’explosion de la prison de Téhéran, suspectée de contrefaçon ?
De sérieux doutes entourent la vidéo qui montre l’explosion d’une porte de la prison d'Evin à Téhéran, bombardée par un missile israélien le 23 juin dernier. A-t-elle été générée par une intelligence artificielle ? À cette heure, un faisceau d’indices met en doute la véracité du document sans qu'une preuve formelle ait été apportée. Pourquoi la rédaction avait-elle décidé de diffuser cette image dans le journal télévisé? Plusieurs journalistes expliquent leur travail dans le cadre de notre rubrique Une info transparente
Une vidéo reprise dans le monde entier
CNN, la BBC, France Télévisions et des dizaines d’autres chaînes de télévision ont diffusé cette image, avant qu’elle n’éveille la suspicion d’un chercheur israélien, Tal Hagin. Selon lui la vidéo pourrait avoir été générée par une intelligence artificielle à partir d’une image ancienne de la porte de la prison qui a circulé en 2023 et 2024 sur divers réseaux sociaux, vraisemblablement photographiée encore plus tôt. Cette image fixe superposée à la vidéo suspecte montre par exemple des arbres inclinés de la même manière. Check news (Libération) et Les Observateurs de France 24 relatent ces éléments troublants. Il peut aussi s’agir, mais c’est moins vraisemblable, d’un trucage plus traditionnel. Si les indices convergent, aucune explication n'est avérée pour l’instant.
La BBC qui a diffusé la vidéo, la signale désormais comme étant "en cours d’examen", CNN, qui l’a diffusée également signale sur ses réseaux sociaux qu’elle "soupçonne l’image d’avoir été générée par une IA". Les journaux de France Télévisions attendent des certitudes avant de revenir sur cette question. Ils le feront si la contrefaçon est avérée. Mais sans attendre, nous revenons dans le cadre de la rubrique "Une information transparente" sur la manière dont la rédaction a vérifié cette vidéo avant diffusion.
Un bombardement avéré
"De nombreuses images d’agences [AFP, AP] attestent du bombardement de la prison", explique Hugo Plagnard, rédacteur en chef du journal de 20h. Les autorités israéliennes ont reconnu le bombardement. Nous ne sommes donc pas en présence d’une fausse information. C’est la véracité de cette vidéo précise qui est en cause. Ce bombardement est très politique, comme l’affirmait l’ambassadeur d’Israël en France le lendemain des frappes sur France Inter.
Sources cybernétiques et de terrain
Comment nos équipes ont-elles procédé ? "D'abord, nous avons cherché à savoir à quoi ressemblait cette porte de prison", explique Alice Palussière, journaliste aux Révélateurs. "Est-ce qu'on pouvait trouver des photos de la prison d'Evine [dans la banlieue nord de Téhéran] sur Internet, des photos officielles, des photos d'agences de presse ? Ensuite, nous avons géolocalisé cette porte pour vérifier si la séquence vidéo correspondait au lieu allégué. Nous avons multiplié les sources d'images et, oui, la séquence correspondait au lieu. Ensuite, nous avons localisé la porte sud proprement dite avec des images satellitaires. La première étape était concluante : le lieu filmé était bien le lieu décrit." Au même moment, Samah Soula, cheffe adjointe en charge des affaires internationales parvenait à joindre une source capable d'aller sur place. Une source catégorique, explique Samah Soula :
"Le témoin nous a décrit les dégâts sur la porte sud, et même sur l'ensemble de l'enceinte, les bulldozers en train de déblayer des tas de gravats."
Samah SoulaChef adjointe affaires internationales
"Deuxième étape, poursuit Alice Palussière, nous avons lancé ce qu'on appelle une recherche d'images inversées, [utiliser une image comme requête pour trouver sa source, ses occurrences en ligne, ou des images similaires], une étape de fact-checking indispensable. Sur plusieurs moteurs de recherche, nous avons cherché à savoir si cette vidéo a déjà existé auparavant sur le web, si elle a déjà été utilisée par d'autres sources, si elle a une existence digitale. Nous avons constaté qu'il y avait beaucoup de reprises de cette vidéo, dès le matin. Et en remontant dans le temps l'image n'apparaît plus. On ne lui a pas trouvé d'existence préalable." Arrivait alors la question indispensable : qui a publié cette vidéo en premier ?
Le difficile traçage de la vidéo
"Une des étapes les plus difficiles, poursuit Alice Palussière, notamment lorsque les publications sont virales". "Alors que l'image était arrivée dans notre rédaction via les réseaux sociaux en fin de matinée, enchaîne Samah Soula, le ministre des Affaires étrangères israélien, Gideon Tsar la tweete à 11h40 sur son propre compte en disant qu'il s'agit de la prison d'Evin et qu'elle a été bombardée. L'image qu'il tweete est estampillée Yediot News, média israélien ; elle comporte la mention "caméra 7". Nous comprenons qu'elle est issue d'une caméra de vidéosurveillance, probablement placée devant la prison. 9 minutes plus tard exactement, sur Telegram, un compte qui est affilié aux gardiens de la révolution iranienne retweete cette même vidéo en disant que la prison a été bombardée par l'armée israélienne."
Voilà pour les voies officielles. Pour autant, "nous ne sommes pas parvenus à remonter à la première source", reconnaît Samah Soula. "Nous formulons l'hypothèse que l'armée israélienne a piraté une caméra de vidéosurveillance caméra pour capter ce moment très symbolique du bombardement d'une prison dans laquelle se trouvent des prisonniers politiques [et des détenus étrangers dont les Français Jacques Paris et Cécile Koller]. Hypothèse de travail que nous ne donnerons pas à l'antenne."
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Vérifications contextuelles
Il fallait aussi replacer la séquence dans le contexte des bombardements sur toute la région de Téhéran. "Il y a eu des dizaines et des dizaines de frappes ce jour-là sur la capitale iranienne et autour de la prison, rappelle Alice Palussière. Nous avons donc localisé d'autres vidéos tournées juste à côté de la prison. Nous en avons localisé plusieurs avec précision. Le sujet se construisait ainsi."
"La prison avait bien été frappée. Nous avions plusieurs vidéos probantes dans les rues aux alentours de la prison. Nous avons validé la vidéo à ce moment-là."
Alice PalussièreLes Révélateurs
En bout de chaîne, fort des explications des affaires internationales et des Révélateurs, le rédacteur en chef du journal de 20h, Hugo Plagnard, a pris la décision de diffuser la séquence. "Tout indiquait que ce bombardement avait bien eu lieu". [En plus des images de réseaux sociaux], "nous disposions d'une quantité d'images d'agences qui circulaient ce jour-là, montrant bien que la prison d'Evin avait été bombardée. Sur la séquence d'explosion, précisément, nous n'avions pas de doute non plus. Cette image, était relayée par les deux belligérants."
Un possible précédent mondial
L'aspect "le plus embêtant de cette histoire", conclut Samah Soula, "c'est que c'est un fait réel qui pourrait avoir été illustré par une fausse image. C'est [potentiellement] une première pour nous, puisque si cette image était fausse, beaucoup de médias se sont fait avoir, y compris de très grands médias qui ont, comme nous, des processus de vérification solides avant de mettre une image à l'antenne."
Existe-t-il un moyen de vérifier si l'image est truquée par un être humain ou générée par une IA ? Pour les trucages traditionnels, ces moyens existent pour détecter, par exemple, une superposition de vidéos. Ce travail en cours dans plusieurs laboratoires n'a rien donné pour l'instant. Quant aux images vidéo générées par des IA, l'examen est beaucoup plus compliqué. Il existe des moyens de détection pour les images fixes, pas tous fiables. Les résultats varient selon l'IA. En vidéo, c'est encore plus incertain. Là aussi, des laboratoires du monde entier se penchent sur cette image, mais rien ne dit qu'ils arriveront à une conclusion.