Trêve ou impasse ? Les lignes de fracture entre l'Ukraine, la Russie et les États-Unis
En mer Noire, “la Russie gagnante à tous points de vue”
Après plusieurs jours de négociations en Arabie saoudite, séparément avec l’Ukraine et la Russie, les États-Unis ont indiqué mardi 25 mars que les deux pays ont accepté d'"assurer la sécurité de la navigation, de supprimer l'usage de la force et d'empêcher l'utilisation de navires commerciaux pour des objectifs militaires en mer Noire".
Mais cet accord semble au premier abord surtout profitable à Moscou, comme l’ont souligné ces derniers jours plusieurs experts dans les médias. Patrick Martin-Genier, enseignant à Sciences-Po Paris et à l'Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco), ne dit pas autre chose : “La Russie est gagnante à tous points de vue”, estime-t-il. “La mer Noire est déjà acquise à l'Ukraine, c’est Kiev qui en a le contrôle militaire. Donc avec un cessez-le-feu, même provisoire, la Russie ressort gagnante.”
Kiev a, en effet, mis en échec la flotte russe sur la mer Noire, parvenant même à détruire quelque 30 % des capacités navales russes dans cette zone en quelques mois de l’année 2024, comme l’a détaillé une note de l'Institut Montaigne.
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Dans ces conditions, l’accord proposé par Washington défavorise l’Ukraine, dont “la capacité à frapper les structures militaires russes en mer Noire était leur seul avantage”, comme l’a expliqué à Mediapart Alessio Patalano, spécialiste d’histoire navale et professeur au King’s College de Londres.
Les négociations menées à Riyad sont aussi “un succès diplomatique et stratégique” pour la Russie, poursuit Patrick Martin-Genier, car elles devraient permettre à Moscou – après s’être retiré de l’accord céréalier en 2023 – de reprendre ses exportations de céréales et de grains : “La Russie souhaite cette reprise pour pouvoir directement exporter ses produits dans le Sud global et en Afrique – où Moscou a des intérêts économiques."
“Ça coince” sur la gestion de la centrale nucléaire de Zaporijjia
Le sort de la centrale nucléaire de Zaporijjia est un point d’achoppement entre les parties prenantes aux négociations en vue d’une trêve en Ukraine. La centrale ukrainienne, qui est occupée par les forces russes depuis les premiers jours de l’invasion de l’Ukraine il y a plus de trois ans, est depuis plus d’une semaine un sujet de discussions entre Washington, Moscou et Kiev. Et les trois pays sont en désaccord sur le devenir de la plus grande centrale d’Europe – qui fournissait 20 % de l’énergie de l’Ukraine avant la guerre.
Donald Trump a suggéré, lors d'un appel, le 20 mars, avec Volodymyr Zelensky, que les États-Unis prennent "possession" des centrales électriques ukrainiennes – dont celle occupée de Zaporijjia. Une proposition qui "constituerait la meilleure protection et le meilleur soutien possibles", selon la porte-parole de la Maison Blanche, Karoline Leavitt.
Mais l’Ukraine ne l’entend pas de cette oreille : dès le lendemain, Volodymyr Zelensky a opposé une fin de non-recevoir à son homologue américain. "Nous n'en discuterons pas. Nous avons 15 réacteurs nucléaires en service aujourd'hui. Tout cela appartient à notre État", a déclaré le président ukrainien qui s’est, cependant, dit à l'écoute si les Américains "veulent moderniser, investir" dans la centrale de Zaporijjia.
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La Russie a, quant à elle, refusé, le 25 mars, que cette installation nucléaire échappe à son contrôle. “Transférer la centrale de Zaporijia sous le contrôle de l'Ukraine ou d'un autre pays est impossible”, a notamment déclaré le ministère russe des Affaires étrangères.
Finalement, personne n’est d’accord sur le sujet. “Ça coince” de partout, admet Patrick Martin-Genier; qui résume les enjeux pour les trois pays : “Le président américain est toujours dans son optique de faire du business. Moscou considère que cette centrale est désormais gérée par les Russes – alors qu’elle est légalement située dans une région occupée et relève donc normalement des autorités ukrainiennes. Enfin, du côté de Kiev, on ne veut pas laisser accréditer l'idée selon laquelle on vendrait son plus grand atout stratégique nucléaire aux États-Unis.”
Les autres exigences de la Russie “pour jouer la montre”
À peine annoncé, l’accord issu des derniers pourparlers en Arabie saoudite a été soumis à condition par la Russie. Moscou espère, en effet, obtenir plusieurs concessions pour tenir ses engagements. À commencer par un allègement des restrictions occidentales sur la banque agricole publique russe Rosselkhozbank, ainsi que sur d'autres institutions financières russes liées à l'alimentation et aux engrais.
La Russie souhaite en particulier que ses établissements soient réintégrés au sein du système de règlements interbancaires internationaux Swift. Moscou est exclu de ce réseau de transferts d'informations financières le plus utilisé au monde depuis plus de trois ans, une sanction qui avait été décidée par les Occidentaux à son encontre après l'invasion de l’Ukraine.
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“Les Russes ne peuvent plus faire leurs transactions économiques internationales depuis 2022, or les exportations agricoles – notamment d'engrais – sont essentielles pour la Russie d’un point de vue économique et stratégique”, explique Patrick Martin-Genier. Washington semble enclin à remettre Moscou sur les rails du système d’échange bancaire international, comme en a attesté le communiqué de la Maison Blanche publié le 25 mars après les négociations à Riyad.
On peut y lire que “les États-Unis aideront à rétablir l’accès de la Russie au marché mondial des exportations de produits agricoles et d’engrais, à réduire les coûts d’assurance maritime et à améliorer l’accès aux ports et aux systèmes de paiement pour ces transactions”. Une position que ne semble pas partager l’Union européenne, qui a infligé plusieurs volets de sanctions à la Russie ces dernières années. Et une reconnexion de Moscou à Swift ne pourra se faire sans l’accord des Vingt-Sept.
Répondant aux nouvelles demandes de Moscou, un conseiller du président Emmanuel Macron a répondu lors d'un brief téléphonique avec des journalistes, le 25 mars, qu’”il n'y a pas de sanctions européennes sur les produits agricoles" russes. Avant d’ajouter : “Les Russes peuvent toujours conditionner de manière opportuniste des avancées partielles vers un cessez-le-feu à la levée de certaines sanctions", mais ces dernières restent un "instrument de pression nécessaire sur la Russie".
Pour Patrick Martin-Genier, ces nouvelles conditions sont pour Moscou une manière de “désenclaver l’économie russe” mais aussi de “jouer la montre” : “Vladimir Poutine recule l'échéance d'une paix, il veut tout négocier à son avantage avec un cessez-le-feu sous conditions. On voit bien aujourd'hui que cette paix durable n'est pas encore acquise”.