Dans les rues de Los Angeles, un cataclysme qui évoque une éruption volcanique
Les ruines des maisons fument encore sur la plage. L’autoroute côtière Pacific Coast Highway n’a pas arrêté l’incendie qui ravage depuis quelques jours Los Angeles. Attisées par les vents violents, les flammes descendues des hauteurs de Pacific Palisades ont traversé la chaussée et ravagé les maisons de Malibu. La plage la plus célèbre du monde est bordée de leurs restes calcinés. Le ressac ramène sur le rivage des planches brûlées. De vilaines traînées brunes flottent à la surface de l’océan.
Sur les pentes, l’ampleur du cataclysme évoque une éruption volcanique. Sur cette côte californienne, où les prix de l’immobilier atteignent des sommets vertigineux, les bâtiments modernes laissent beaucoup moins de vestiges qu’à Pompéi. Les maisons de bois et de contreplaqué ont presque entièrement disparu. Ne demeurent que des cheminées noircies qui se dressent dans le ciel, les cylindres des chauffe-eau et les blocs carrés des climatiseurs.
On reconnaît les carcasses des voitures, une Porsche roussie par le feu, des squelettes de motos. Les palmiers brûlés se dressent comme des dessins à l’encre de chine sur le ciel limpide. Les poteaux téléphoniques ont la consistance du charbon, les fils jonchent le sol.
Quelques jours après l’incendie, les pompiers arrosent encore les ruines fumantes et des ouvriers commencent à réparer les canalisations. Des équipes de télévision en vestes jaunes cherchent les ruines les plus photogéniques pour leurs plateaux.
«Le vent soufflait comme un ouragan»
« Quand le feu a éclaté à mardi à Pacific Palisades, on ne s’en est presque pas souciés : c’est à plus de quinze kilomètres d’ici », raconte Jack Scott, médecin à la retraite sur le balcon de son appartement à Malibu, face à l’Océan Pacifique. « Six heures plus tard, le feu était là. Le vent soufflait comme un ouragan, je n’avais jamais vu ça. Notre locataire sur la plage nous a téléphoné, il était en train d’arroser le toit au jet d’eau, mais en vain : rien ne pouvait arrêter les flammes. Il a été obligé de fuir en catastrophe. Il a tout perdu. Et notre maison n’existe plus », explique-t-il.
Lui et sa femme Danielle, d’origine française, sont restés sur place. Sans télévision ni internet, ils suivent les nouvelles à la radio. « Heureusement on avait fait des courses lundi ». Le parking de leur résidence, Maison de Ville, est presque désert. « On avait failli évacuer le mois dernier, lors d’un premier incendie, qu’on a appelé Franklin », disent-ils. « Mais cette fois, les flammes sont venues d’une direction inhabituelle ».
La Villa Getty a miraculeusement survécu
Malibu s’étend sur des dizaines de kilomètres de long, à peine trois de large. Les ruines calcinées se succèdent. Sur la plage de Topanga, le Ranch Motel a été anéanti par les flammes. Seule l’enseigne a survécu. Des bungalows construits par le premier propriétaire, le magnat de la presse Randolph Hearst, l’homme qui inspira Citizen Kane à Orson Welles, ne restent que les trois marches de l’escalier. Le reste est un carré de cendres blanches. Le Reel Inn, un restaurant de poissons, a été réduit à un tas de tôles ondulées et de chaises en plastique fondues.
La Villa Getty, manoir néo-classique construit par le milliardaire californien John Paul Getty, a miraculeusement survécu. Construite sur un éperon rocheux au-dessus de la mer dans le style d’une villa gréco-romaine par ce richissime magnat du pétrole pour y abriter son extraordinaire collection d’antiquités, la Villa a échappé à un second Herculanum grâce aux efforts des pompiers et aux précautions prises par le musée, qui avait nettoyé les broussailles. Mais il s’en est fallu de peu. Les arbres qui entourent la maison ocre ont été roussis par l’incendie. Le jardin a en partie brûlé. Une statue antique de marbre blanc tend son bras vers les cendres.
Les vedettes d’Hollywood ont dû fuir
Ailleurs, dans les pentes, les villas valant des dizaines de millions de dollars avec leurs vues imprenables sur le Pacifique ont connu des sorts aussi variés que leurs styles architecturaux.
Folies à tourelles mauresques, haciendas hispano-coloniales aux murs pastel, cubes modernistes aux vastes baies vitrées, les flammes n’ont pas fait la différence. Certaines sont miraculeusement intactes, d’autres réduites à un tas de débris noirâtres.
Le feu a aussi été un grand niveleur. Les vedettes d’Hollywood ont dû fuir leurs maisons entourées par les flammes de la même façon que les habitants des immeubles de Pasadena, de l’autre côté de Los Angeles.
La partie ouest du canyon de Topanga a été dévastée par l’incendie, la route couverte d’éboulis descendus des pentes privées de leurs arbustes calcinés. À côté de leurs camions rouges, les pompiers épuisés, vestes jaunes et visages noirs de suie, surveillent les crêtes où la fumée continue de s’élever.
Mais un peu plus loin dans l’étroite vallée, la petite communauté d’artistes, hippies et marginaux-chic dont les maisons extravagantes sont dispersées entre les arbres a été largement épargnée. Devant le Canyon Bistrot, les habitants viennent récupérer des jerrycans de gasoil pour alimenter leurs groupes électrogènes. « Je n’avais jamais vu un tel feu, ni un tel vent depuis l’incendie de 1993 », dit Alice, une habitante, qui fume une cigarette assise sur le trottoir, les cheveux blancs et les ongles noirs. « Ça aide à relativiser », dit-elle.
«On espère un miracle pour notre maison»
Au sommet des collines, Pacific Palisades, l’un des quartiers les plus prisés de Los Angeles, n’a pas eu autant de chance. « Je vivais sur Sunset Boulevard, près du canyon, mais normalement loin de la zone des incendies », explique Aurélie Jean, scientifique, entrepreneuse et auteur française, qui habite depuis sept ans à Pacific Palisades. « J’ai reçu les consignes d’évacuation mardi midi. Je suis partie en voiture, en emportant une petite valise avec mon passeport, quelques papiers administratifs, mon ordinateur, mes chargeurs, un pantalon, deux tee-shirts, une trousse de toilette et des sous-vêtements. Je me suis réfugiée chez un ami à Beachwood, mais une seconde évacuation a été annoncée à cause d’un autre feu qui a pris dans les collines d’Hollywood.
Puis jeudi matin, nous avons décidé de partir à cause de l’air devenu irrespirable. Nous sommes à présent à deux heures de voiture de Los Angeles, dans un hôtel, en attendant de pouvoir rentrer dans nos quartiers et voir l’étendue des dégâts. On espère un miracle pour notre maison et notre appartement. Beaucoup d’amis ont perdu la leur. Je pense à eux et à tous ceux dont le quartier a été détruit. Ma peine est grande pour mon quartier de Pacific Palisades, et tous ceux qui le faisaient vivre. En sept ans, j’ai vécu des incendies et des évacuations, mais jamais aussi longtemps, et jamais un feu ne s’était propagé ainsi ».
Dans leurs voitures alignées sur San Vincente boulevard, les habitants attendaient samedi de pouvoir accéder au quartier pour voir l’état de leur maison. « La mienne a survécu, m’a-t-on dit, mais je ne sais pas dans quel état », dit un homme aux cheveux blancs. « C’est comme une catastrophe du tiers-monde dans un paradis du monde développé ». La boulangerie locale distribue gracieusement des croissants aux amandes. Des volontaires tendent de l’eau et des boissons énergisantes aux gens dans leurs voitures. Mais des cendres blanches continuent de tomber comme des flocons, recouvrant les véhicules d’un duvet gris.
Les bombardiers d’eau tournoient dans le ciel
Au-dessus de Santa Monica, le feu brûle toujours, attisé par le vent.
Au sommet de Kenter Avenue, qui serpente en montant dans les collines dans le quartier voisin de Brentwood, un énorme panache de fumée gris-rose s’élève en épais tourbillons au-dessus de Mandeville Canyon, qui borde Pacific Palisades. Devant son garage, Bob Hensley regarde tournoyer les bombardiers d’eau dans le ciel. « Ça me rappelle quand j’étais dans les parachutistes », dit ce retraité de 80 ans, coiffé d’une casquette portant l’insigne de son ancien régiment.
Toutes les tailles d’appareils se succèdent au ras des crêtes, avec leur livrée blanc et rouge du Cal Fire, le service de lutte anti-incendie de Californie. Les plus gros sont des DC-10, avions de ligne à réaction convertis en avions-citernes. Des Hercules C-130 et des hydravions Canadair et des hélicoptères larguent à leur tour du produit retardant qui se vaporise comme un nuage rouge vif pour tenter de ralentir la progression du feu.
Flambée des prix de l’immobilier
Depuis sa terrasse, Bob surplombe tout Los Angeles, qui s’étend comme un immense diorama, avec son damier de quartiers et les artères des autoroutes, et le Pacifique qui brille au loin. Tout autour, enfouies dans la végétation, d’autres villas aux vastes baies vitrées dans le style de l’architecte Richard Neutra. L’expansion de la ville, et notamment des quartiers les plus chics, s’est faite en grimpant dans les pentes qui surplombent Los Angeles, chaque nouvelle construction montant un peu plus haut dans les collines pour avoir la meilleure vue, cherchant à échapper aux autres. Toutes sont entourées de Chaparral, l’équivalent californien du maquis Corse ou de la garrigue provençale, qui devient avec la sécheresse hautement inflammable.
« Avec la flambée des prix de l’immobilier et les incendies de plus en plus fréquents, les assurances sont devenues beaucoup plus coûteuses. L’année dernière, notre assureur, State Farm, nous a annoncé qu’il cessait de couvrir notre maison », explique-t-il. « Nous avons fini par négocier un nouveau contrat, mais la police d’assurance est passée de 4000 à 11 000 dollars ».
« Au-dessus, les collines appartiennent à la Fondation Getty, qui prohibe toute nouvelle construction », dit Bob, lui-même membre de l’association des riverains. L’avenue se termine par un portail grillagé où deux gardes privés sont en faction. Une voisine arrive au volant de sa Porsche, en collants de sport et mules de fourrure aux pieds. « Nous avons engagé ces gardes pour empêcher les incendiaires de venir », explique-t-elle à Bob. « Regardez, ils ont creusé un trou dans le grillage ! » « Le feu fascine », dit Bob, « tous les jours, des badauds viennent regarder l’incendie. Évidemment ensuite ça donne des idées aux pyromanes ».
«On a toujours vécu avec le feu»
L’écrivain et activiste Mike Davis, chroniqueur de Los Angeles, disparu en 2022, avait identifié la vulnérabilité particulière de cette interface « sauvage-urbaine, où l’immobilier entre en compétition avec l’écologie du feu ».
« On a toujours vécu avec le feu », dit Bob Hensley, qui a grandi dans un ranch à Ventura, au nord de Los Angeles. « On a régulièrement des incendies. Il y a quatre ans, on a eu 20 minutes pour partir. Mais cette fois, le vent a changé la donne ».
Le vent de Santa Ana, qui souffle en rafales depuis le désert et accélère quand il dévale les pentes est connu pour ses effets sur le climat et sur l’humeur à Los Angeles. À chaque incendie, les médias américains citent pour le décrire les extraits désormais classiques d’écrivains californiens. Les voici :
« C’était l’une de ces Santa Anas chauds et secs qui descendent par les cols de montagne, vous font friser les cheveux, sursauter et démangent la peau », écrit Raymond Chandler, « les nuits comme celle-là, toutes les soirées alcoolisées se terminent par une bagarre. Les petites femmes timides tâtent le tranchant du couteau à découper en observant le cou de leurs maris. Tout peut arriver ».
Ou Joan Didion : « Il y a quelque chose d’inquiétant dans l’air de Los Angeles cet après-midi, une immobilité peu naturelle, une certaine tension. Cela signifie que ce soir, le Santa Ana commencera à souffler, un vent chaud du Nord-Est qui descend par les cols de Cajon et de San Gorgonio, soulevant des tempêtes de sable le long de la Route 66, asséchant les collines et les nerfs jusqu’au point d’ignition. Pendant quelques jours, nous verrons de la fumée dans le canyon et nous entendrons des sirènes dans la nuit ».
Messages d’alerte
Los Angeles, qui sert de décor à de tant de feuilletons télévisés et de films hollywoodiens est cette fois celui d’une catastrophe bien réelle. Dans les stations-service et les cafés, les télévisions diffusent boucle les images des quartiers en flammes. Dans la rue, les habitants masqués braquent leurs téléphones pour filmer la fumée.
Régulièrement, ces téléphones portables se mettent tous à mugir en même temps dans les poches avec des messages d’alerte envoyés par la municipalité. « Alerte. Ceci est un message des pompiers du Comté de Los Angeles. Un AVIS D’EVACUATION a été décrété dans votre quartier. Restez vigilants face à tout danger. Rassemblez vos proches et vos animaux familiers et provisions. Continuez à surveiller la météorologie locale, et le site alertla.org pour plus d’informations ».
La polémique a déjà commencé
Le bilan des incendies se montait samedi à 16 morts, 180 000 personnes évacuées, 10 000 maisons et autres bâtiments détruits et 120 kilomètres carrés brûlés. Les dégâts sont déjà estimés à plus de 50 milliards de dollars. Alors que les incendies brûlent encore, la polémique a déjà commencé. Le maire démocrate de Los Angeles, Karen Bass, a été critiquée pour son absence de la ville pendant le premier jour crucial de la crise, alors qu’elle se trouvait au Ghana pour l’investiture du président de ce pays africain.
Les démocrates l’accusent d’avoir réduit le budget des pompiers pour financer l’augmentation des effectifs de la police. Ils mettent aussi les incendies sur le compte du changement climatique.
Les républicains accusent de leur côté les politiques de Diversité, égalité et inclusion, imposées aux pompiers de Los Angeles au détriment de leur équipement et leur entraînement. Ils accusent aussi les politiques écologiques californiennes d’empêcher la coupe de la végétation, qui alimente ensuite les incendies.
Trump est aussi intervenu pour attaquer le gouverneur de Californie, Gavin Newsom, l’une des figures du parti démocrate. Il l’a accusé d’avoir empêché de remplir les réservoirs d’eau pour, à la place, protéger les poissons dans les rivières autour de San Francisco, débat récurrent qui oppose depuis des années le gouvernement de Californie aux agriculteurs de la Vallée Centrale.
Newsom a ordonné une enquête sur l’alimentation des bouches d’incendie de Los Angeles. Karen Bass a expliqué jeudi que les incendies étaient des « événements sans précédent » et que les systèmes de lutte contre l’incendie n’étaient « pas adaptés pour faire face à ce type de dévastation massive ». Elle a souligné que la force du vent qui a attisé le feu et empêché les avions d’intervenir avait été des facteurs déterminants. Face à quatre foyers d’incendie, les pompiers ont été débordés.