REPORTAGE. "Tu n'arrives pas à couper avec la guerre" : en Ukraine, un dimanche avec la famille Tson, endeuillée mais toujours mobilisée

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"Tu n'arrives pas à couper avec la guerre" : en Ukraine, un dimanche avec la famille Tson, endeuillée mais toujours mobilisée

Raphaël Godet et Pierre-Louis Caron

Publié

Ils menaient une vie plutôt ordinaire jusqu'au matin du 24 février 2022, jour de l'invasion à grande échelle de l'Ukraine par la Russie. Depuis, malgré des tragédies, les Tson continuent de participer à l'effort de guerre, chacun à leur manière.

Pour entrer chez les Tson, il faut pousser le portail en bois, remonter l'allée de terre, puis gravir les marches qui mènent au perron. Prière, s'il vous plaît, de ne pas faire attention au désordre lié aux travaux en cours. "J'étais en train de m'en occuper et puis… Et puis la guerre", bredouille Andriy, le père de famille. La terrasse n'est pas coulée, le gravier pas commandé, et les montants de portes attendent toujours leurs finitions. Les Tson font partie de ces familles ukrainiennes dont les projets et le quotidien ont été percutés de plein fouet par l'invasion russe et ce conflit qui a englouti le pays tout entier, début 2022.

Jusqu'au matin du 24  février de cette année-là, Andriy travaillait dans le bois. Il a tout quitté pour aller se battre. Son épouse, Olga, a été recrutée dans une usine de la région de Lviv pour prêter main forte dans la fabrication de vêtements militaires. Et leur fille Anastasia n'en finit plus de pleurer la disparition de son mari, Vitali, tué sur le champ de bataille près de Zaporijjia. Il n'avait que 24 ans.

Depuis qu'il est revenu du front, Andriy Tson est instructeur dans l'armée. Il ne rentre chez lui que tous les quinze jours. (PIERRE-LOUIS CARON / FRANCEINFO)

Loin de la ligne de front, mais loin de vivre en paix, les Tson habitent à Zvenigorod, une commune de 1 000  habitants dans l'ouest de l'Ukraine. Dans leur maison, le conflit se cache aussi dans les détails. Au milieu des chaussons alignés à l'entrée, on reconnaît la paire de rangers du paternel. Dans la cuisine, sous l'étagère des conserves, plusieurs paquets vert foncé sont empilés : des rations alimentaires de combat.

Le temps d'un dimanche en famille, Anastasia, Andriy et Olga se sont livrés sur leur vie chamboulée. Entre la tristesse et l'anxiété, sous les missiles russes qui fendent parfois le ciel au-dessus de leur village, ils racontent ce qui les motive et leur donne de l'espoir dans ce conflit qui s'éternise.

La déflagration de la mort de Vitali

En cette fin de matinée, la maison baigne dans un fumet de pommes de terre et de bouillon. Au menu du déjeuner dominical, un classique : du porc à l'ukrainienne, trente minutes de préparation pour deux heures de cuisson. Andriy et Olga s'installent côte à côte. Anastasia reste assise en retrait, dans un fauteuil. Elle n'a pas faim. Sur son téléphone, elle se passe et repasse des vidéos d'elle avec Vitali, son mari tué au combat le 10 mai 2024. "C'était tout juste un mois avant ses 25 ans." Son unité quittait sa position à Robotyne, près de Zaporijjia, quand il a été touché par un drone FPV.

"Il s'est fait arracher les deux jambes et un bras. Il a perdu beaucoup de sang", retrace Anastasia, froidement. L'homme qu'elle aimait depuis huit ans, "gentil", "juste" et "courageux", est mort "à 22h18". Sa mère, Olga, souffle en se frottant les joues : "24  ans... C'est un jeune qui avait la vie devant lui..." Le jour de ses obsèques, ses camarades de brigade lui ont rendu hommage à leur manière : en effectuant quelques pompes devant sa tombe. "C'était un truc entre eux sur le front", détaille Anastasia.

Un panneau d'hommage à Vitali, près de son village d'origine dans la région de Lviv (Ukraine). (PIERRE-LOUIS CARON / FRANCEINFO)

La disparition de Vitali a anéanti l'ensemble de la famille Tson. Quand la Russie a envahi l'Ukraine, c'est lui, le beau-fils, qui a convaincu Andriy qu'il fallait faire quelque chose. "Ce n'est pas commun de se battre pour son pays aux côtés de son gendre..." sourit le père de famille. "Il est venu me voir et m'a dit : 'Faut qu'on s'engage'. Je lui ai répondu : 'D'accord, mais d'abord, je termine l'escalier de la maison.'"

Un mois plus tard, les deux hommes enfilent l'uniforme de la garde nationale ukrainienne pour des missions de surveillance et de maintien de l'ordre public. Ils sont ensuite envoyés sur le front, près de Zaporijjia. Andriy est encore hanté par "la violence des combats", notamment autour de la localité de Verbova, "les nuits hachées", "le bruit, la mort" et "les tirs d'artillerie qui ne s'arrêtent jamais". Andriy pose ses couverts sur la table : "C'était le moment le plus dur de ma vie." Avant son gendre, il avait déjà perdu l'un de ses cousins. "Lui aussi a été tué à Robotyne. Il avait 35 ans. On n'a toujours pas récupéré son corps."

"Au tout début de l'invasion, on effectuait des missions de police, de maintien de l'ordre public, on surveillait les gares, on contrôlait les armes distribuées aux citoyens."

"Et puis, avec mon gendre Vitali, on en a eu marre de rester à l'arrière. On a donc demandé à rejoindre le front."

"Le jour où Vitali est mort, je n'étais pas à ses côtés. J'avais été envoyé quelques semaines plus tôt dans une autre unité."

Depuis, Andriy a quitté le front, mais pas la mobilisation. Il est aujourd'hui instructeur dans un camp d'entraînement, dont il ne souhaite pas révéler la localisation : "Ecrivez juste que c'est quelque part dans l'ouest de l'Ukraine."

Fleurir la tombe, parler au disparu

Le dessert terminé, la petite famille se presse pour débarrasser la table. Anastasia sort une boîte de bougies d'un tiroir, puis enfile ses chaussures, attrape sa doudoune grise et monte à l'arrière de la voiture. Direction le cimetière, à cinquante minutes de là, pour se recueillir sur la tombe de Vitali. Faute de permis de conduire, la jeune femme compte sur ses parents pour s'y rendre trois fois par semaine. Quand personne ne peut l'emmener, elle prend le mini-bus qui traverse les villages alentour. "C'est cinq heures en tout : deux heures et demie l'aller, deux heures et demie le retour", calcule-t-elle.

La tombe de son mari se remarque dès la grille. Elle est l'une des plus fleuries, et l'une des plus imposantes aussi, avec ce grand drapeau ukrainien, signe qu'un soldat est enterré là. "Vitali / 4  juin 1999-10 mai 2024", lit-on sur la plaque en marbre. Anastasia a ses rituels : elle commence toujours par embrasser son portrait fixé sur la croix, puis elle le caresse, avant de s'en aller demander un mouchoir à sa mère quand les sanglots montent.

"La nuit avant sa mort, j'ai eu comme un pressentiment. J'avais même commencé à faire mes sacs [pour le retrouver], alors que je ne savais encore rien. Le matin, j'ai essayé de le joindre, mais rien. Aucune nouvelle."

"J'ai commencé à appeler tous les gars de son unité pour savoir ce qu'il se passait. Je leur ai demandé  : 'Il est mort  ?' Ils m'ont dit 'oui'."

"On me dit  : 'Tu es encore jeune, tu vas te remarier  !' Ca me met en colère. J'avais un mari que j'aimais, et c'est avec lui et personne d'autre que je voulais avoir un avenir."

Dans sa chambre, Vitali est omniprésent. Sur la tête de lit et la commode, des photos du couple s'étalent par dizaines. Au creux du placard, les maigres affaires qu'elle a pu récupérer : sa veste militaire, sa polaire et son téléphone. Parfois, elle continue d'écrire à son mari sur l'application Signal, qu'ils utilisaient lorsqu'il était au front. "Quand j'ai quelque chose sur le cœur, dans mon esprit, je le partage avec lui. A chaque fois que je le fais, je le vois dans mes rêves après. Il me dit : 'Je suis toujours en vie, je suis avec toi'."

La dernière fois remonte au soir du 31  décembre. "C'est étrange de fêter la nouvelle année sans toi. Je n'arrive toujours pas à croire que tu n'es plus là", lui a-t-elle confié. Sur son compte Instagram, la jeune veuve se décrit comme une "femme d'un héros déchu".

Anastasia conserve une dizaine de portraits de Vitali dans sa chambre. Les photos l'aident à s'apaiser et s'endormir, confie-t-elle. (PIERRE-LOUIS CARON / FRANCEINFO)

Lorsqu'elle se rend en ville pour régler les démarches administratives liées à la mort de son mari, Anastasia ne passe jamais inaperçue. "Les gens ont du mal à croire à ma situation, car les autres veuves sont beaucoup plus vieilles que moi, déplore la jeune femme de 23  ans. Certaines ont des filles de mon âge."

Neuf mois après, elle est toujours en contact avec les membres de la brigade à laquelle appartenait Vitali. "Je leur demande des nouvelles, si tout le monde va bien. Je sais qu'ils sont maintenant à Pokrovsk", explique-t-elle au sujet de cette ville du Donbass que l'armée ukrainienne défend bec et ongles, malgré des assauts russes incessants.

La guerre dans toutes les têtes

L'enfer de Pokrovsk, Andriy ne le connaît que trop bien. Deux soldats formés par ses soins y sont morts récemment. L'un avait 55 ans, l'autre entrait dans la vingtaine. "Je dois digérer chaque mort, c'est très difficile", confesse l'instructeur, en triant ses vêtements de travail. "Dans ces cas-là, je me remets en question : est-ce que je les ai suffisamment entraînés ? Y a-t-il un conseil qui aurait pu leur éviter ça ?" Olga le soutient du regard. Elle a l'habitude de l'entendre flancher. "Quand tu rentres, tu n'arrives pas à couper avec la guerre", lui lance-t-elle. Il ne nie pas : "C'est sûr que j'ai toujours en tête les préparatifs, le planning des semaines à venir, l'actualité du conflit..."

Andriy pose chez lui en uniforme de l'armée ukrainienne, avant de repartir dans sa base militaire. (PIERRE-LOUIS CARON / FRANCEINFO)

Les femmes de la famille Tson ne sont pas moins investies. "Dès qu'il y a une alerte aérienne, vous êtes les premières à aller vérifier ce que c'est sur les applications, se défend le militaire. Et ensuite, vous me dites : 'Les missiles volaient comme ça', 'La trajectoire était comme ça'. C'est vous les spécialistes !" Pour la première fois de la journée, Anastasia éclate de rire.

Quand des drones et des missiles survolent la maison, "je me mets sur le balcon pour observer" pendant que les voisins préfèrent se mettre à l'abri, reconnaît-elle. Trois ans après le début de la guerre, les Tson se sentent isolés du reste du quartier. Pour Andriy, "personne ne comprend" le conflit. "Il faut le vivre pour savoir ce que c'est vraiment", appuie le soldat. Les amis ne les appellent plus : "A croire qu'ils nous ont oubliés."

Alors, les Tson restent entre eux. Parfois, le soir, devant la télé, une plaisanterie peut surgir. "Lorsque notre armée a lancé l'offensive sur Koursk [en Russie], on s'est dits qu'on irait y planter un potager et cultiver des concombres", se marre Andriy, en se tenant le ventre. Pour le reste, "on est tous les trois assez d'accord". Abaisser l'âge de la mobilisation à 18  ans ? "On est contre." Négocier avec les Russes ? "Ils ne respectent jamais les termes des accords."

A table, les Tson essaient de ne pas parler de la guerre. Mais le sujet s'invite souvent dans les discussions. (PIERRE-LOUIS CARON / FRANCEINFO)

En vérité, le seul sujet qui compte en ce moment, c'est le choix des prochains rideaux pour la maison. "Bon, on prend quel modèle ?" a relancé Olga récemment dans leur groupe de famille sur l'application Signal.

Travailler malgré les risques

Gare à celui qui suggérerait "un imprimé camouflage", Olga en voit suffisamment chaque jour. Elle travaille pour M-Tac, l'entreprise qui fabrique des uniformes et des textiles militaires. La marque a pour clients les services de sécurité du pays. Elle habille aussi le président Volodymyr Zelensky et ses désormais célèbres vestes zippées kaki. Dans la cuisine, la voilà qui déballe une cape de pluie. "Regardez l'étiquette, c'est du M-Tac. C'est moi. Enfin, c'est mon entreprise", décrit-elle, avant de l'enfiler.

"Avant que les Russes ne nous envahissent, je travaillais en Pologne depuis six ans. On est à côté de la frontière."

"Le site de M-Tac à Lviv allait ouvrir en mai 2022, donc c'était parfait pour moi."

"Moi, je n'ai pas peur. Je me dis qu'on ne peut rien contre le destin. S'il y a une frappe, il y a une frappe. Mais j'ai des collègues qui paniquent."

Au début de l'invasion russe, beaucoup d'Ukrainiennes ont fui à l'étranger. Olga a pris le chemin inverse en rentrant dans son pays. "Quand mon mari et mon gendre m'ont annoncé qu'ils s'engageaient dans l'armée, je voulais être là pour les soutenir et les aider", raconte-t-elle. Deux  ans et demi après avoir commencé à travailler pour M-Tac, Olga ne manque pas de travail. "Là, on vient de terminer une commande pour la police, c'était deux modèles de vestes. Et on va maintenant se mettre à produire des pantalons militaires pour femmes", détaille-t-elle, à la façon d'une commerciale.

Aux premiers mois de la guerre, Olga Tson a rejoint les rangs d'une fabrique de textile militaire près de son village, un choix qu'elle "ne regrette pas du tout". (PIERRE-LOUIS CARON / FRANCEINFO)

L'usine est considérée comme un site sensible, encore plus depuis le 2  janvier 2024. Ce jour-là, la Russie a frappé les entrepôts de Kiev. Par chance, aucun collègue n'a été blessé. Cette attaque a eu des conséquences pour tous les sites M-Tac du pays. "On a dû arrêter l'ensemble de la production pendant un  mois, même chez nous à Lviv. Il a fallu refaire des stocks, reprendre toutes les livraisons de tissus et d'accessoires", se souvient-elle. Malgré les risques, Olga ressent de la "fierté" en passant son badge le matin, "fierté de participer à l'effort de guerre" et d'équiper l'armée. "Si on me proposait un autre travail mieux payé je ne l'accepterai pas."

Des projets pour les temps de paix

Penser à l'après, à cette paix qu'ils peinent à imaginer, n'est pas un exercice facile pour les Tson. Andriy sait qu'il retournera à son établi et au travail du bois qui le passionne. "Ayez un rêve ! Comme construire une maison ou obtenir tel ou tel boulot. Sinon, tout ça ne sert rien..." répète-t-il d'ailleurs à ses recrues. Le quadragénaire compte toutefois rester dans la garde nationale : "Je ne me vois pas faire autre chose, et puis on aura besoin de nous pour récupérer les armes à travers le pays et rétablir l'ordre, une fois la guerre finie." Quand il le pourra, outre sa terrasse et quelques menuiseries, il projette surtout de construire le garage qui manque à sa famille.

Parmi les affaires de Vitali, Anastasia a pu garder l'une de ses vestes de treillis. (PIERRE-LOUIS CARON / FRANCEINFO)

Avec son mari, Anastasia voulait déménager dans leur propre maison. "On rêvait d'enfants, on essayait même d'en avoir un, mais je n'ai pas réussi à tomber enceinte", regrette la jeune veuve. Vitali avait une autre idée dans les cartons : "Ouvrir un jour son propre café." "Mon projet désormais, c'est de réaliser son rêve." Pour cela, elle compte sur la compensation financière de 15  millions de hryvnias (370 000 euros) que l'Etat ukrainien répartit entre les proches des soldats morts au combat. "Dès que j'aurai cet argent, j'ouvrirai ce café. Ce sera sûrement dans les Carpates, car il adorait cette région."

La nuit est déjà tombée sur Zvenigorod lorsqu'Andriy dévale les escaliers avec sa pile d'affaires. Dimanche soir, sa permission touche à sa fin. Le lendemain, à l'aube, le père de famille quittera de nouveau sa maison et sa famille, direction la base militaire pour deux semaines. "J'en suis à la sixième promotion de soldats que je forme", glisse-t-il. Dans la foulée, Olga prendra la route de Lviv en priant pour que les sirènes ne se déclenchent pas à l'usine. Anastasia aussi croise les doigts : elle s'apprête à passer son permis de conduire. A la clé, elle espère gagner en liberté et surtout pouvoir aller se recueillir, seule, sur la tombe de Vitali.


Rédaction et images : Raphaël Godet et Pierre-Louis Caron 

Design : Léa Girardot

Développement : Valentin Pigeau 

Relecture : Vincent Matalon 

Supervision éditoriale : Simon Gourmellet, Julie Rasplus


Ce reportage a été réalisé avec l'aide d'Alla Didur.