La bande dessinée n’en finit pas de brûler les planches
«Tu as déjà vu un kebab géant dans une tragédie grecque ?»... Le ton est donné sur la scène parisienne des Gémeaux Parisiens. Pour sa réouverture la salle accueille Formica, l'adaptation de la BD signée Fabcaro mise en scène par Amélie Etasse et Clément Séjourné.
Dans cet album, sous-titré «une tragédie en trois actes», l’auteur s'attaque au sacro-saint déjeuner de famille dominical, mettant en scène des convives qui s'évertuent, en vain, à trouver un sujet de conversation. La situation pourrait paraître simplement cocasse, mais sous la plume de celui qui pointe l'absurdité de notre société de consommation, elle revêt une tout autre dimension. Truculence des dialogues, jeux de langage, comique de situation, écriture savoureuse... La tonalité absurde et satirique de Fabcaro se répand aussi au théâtre.
Au Lucernaire, c’est un autre grand esprit du neuvième art qui brûle les planches. L’actrice et metteuse en scène Cécile Garcia Fogel met en lumière l’humour moqueur de Claire Bretécher, dans Poussez-vous les mecs ! Quadragénaires blasés et désabusés avachis sur leur canapé, féministes, les snobs de gauche communément appelés bobos... S’inspirant des œuvres Les Frustrés et Les mères, Cécile Garcia Fogel fait revivre, à travers chants et dialogues, les traits d’esprits de celle que Roland Barthes a considérée, en 1976, comme la meilleure « sociologue de l’année».
Le travail d’Amélie Etasse, Clément Séjourné et Cécile Garcia Fogel, pour ne citer qu’eux, s’inscrit dans le sillage d’un nouvel engouement de la scène théâtrale pour les auteurs à succès de la bande dessinée, de Fabcaro à Claire Bretécher, en passant par Pénélope Bagieu et bientôt Hubert et Zanzim.
Outre Formica, la bande dessinée Zaï Zaï Zaï Zaï de Fabcaro a été montée sur scène sous forme de «fiction radiophonique et visuelle» . Le best-seller Les Culottées signé Pénélope Bagieu a ouvert les portes du Français au neuvième art avec une adaptation signée Justine Heynemann.
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Pourquoi un tel engouement? «Nous sommes tombés amoureux du texte de Formica» révèlent Amélie Etasse et Clément Séjourné, qui saluent «la plume acide» et «extrêmement drôle» de Fabcaro. «Claire Bretécher a bercé mon enfance. J’ai retrouvé en la relisant ce regard contrasté et sans égard pour le militantisme féministe et la société bien-pensante de gauche», explique Cécile Garcia Fogel dans une note d’intention.
L’histoire de Peau d’homme a passionné Léna Bréban qui présente l’adaptation de l’excellent Peau d’homme au Montparnasse à partir de Janvier 2025. L’album raconte dans l’Italie de la Renaissance, l’histoire de Bianca qui possède une peau d’homme lui permettant de se transformer en Lorenzo, jeune éphèbe à la peau cuivrée. Sous forme de spectacle musical, la transposition met en scène Laure Calamy dans le rôle de la protagoniste.
Férue de bande dessinée, la dramaturge voit en la bande dessinée un art majeur proposant toujours plus d’épaisseur, de densité et de complexité à ses récits et personnages. Elle loue chez Hubert et Zanzim une habileté à aborder des sujets «très profonds, sérieux, graves traités avec légèreté». «Et c’est ce que je recherche dans mon art, nous confie-t-elle. Parler de choses importantes avec légèreté et fantaisie. Je ne crois pas à la frontalité. Je pense que le public n’a pas envie de nous suivre alors que si on les embarque dans quelque chose de drôle et de léger, ils sont avec nous. Et c’est ce qu’ils ont réussi à faire avec Peau d’homme».
Potentiel dramaturgique
Outre la dimension affective, les gens de théâtre perçoivent un potentiel dramaturgique offrant l’occasion d’explorer le langage scénique pour raconter autrement ces histoires. «Les auteurs de BD font un peu le même travail que nous en mettant en scène des personnages, estime Léna Bréban. Ils composent avec les mêmes espaces, les mêmes contraintes : eux composent avec la case et nous avec quatre murs. Mon théâtre est assez visuel et burlesque. J’aime le théâtre organique, qu’il y ait de la chair, que le corps raconte autre chose que ce qui est déjà révélé dans le dialogue.»
Maquette d’avion, vidéo pour Formica, chants pour Bretécher, chansons et danse pour Les Culottés, spectacle musical et chansons inédites pour Peau d’homme... Mettre en scène une bande dessinée nécessite un véritable travail d’adaptation favorisant la variété des modes d’expression. «Il fallait rallonger les scènes de la BD, car 6 ou 7 bulles, ça passe trop vite» sur scène, déclarait Amélie Etasse à l’AFP. Pour sa première mise en scène, l’actrice, avec Clément Séjourné, s’est attelée à plus d’une année de réécriture.
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Pour Léna Bréban, «on choisit un texte parce qu’on l’adore, on prend ce qui nous plaît soit en l’emmenant ailleurs dans l’élan des auteurs soit en faisant une autre œuvre avec cette œuvre. Dans son histoire, la dramaturge a privilégié la chanson pour mettre en lumière les moments dramaturgiques marquants, car «le conte est propice à pouvoir s’exprimer par la chanson».
Elle a également choisi d’approfondir et développer certains personnages, à l’instar de la marraine qui offre la peau d’homme à Bianca. «Adapter c’est faire un pas de côté tout en restant fidèle», estime-t-elle. «Mettre en scène, c’est sublimer un texte. J’ai le droit et la liberté de mettre des choses personnelles dans une œuvre qui est plus grande que moi et, en même temps, d’y être fidèle. Au théâtre, il n’y a pas de règles. On est dans la réinvention permanente, contrairement au scénario, qui repose sur des codes d’écriture», déclarait Justine Heynemann au Figaro , en janvier dernier.
Une autre considération est aussi à prendre en compte. L’adaptation de bande dessinée permet également de dépoussiérer auprès des jeunes l’image d’un théâtre inaccessible, de «casser les barrières entre les différents canaux artistiques pour élargir le public» considère Amélie Etasse, dans le dossier présentant son travail. «Elle est également l’occasion pour les amateurs de théâtre de découvrir un auteur de BD et l’occasion pour les amateurs de BD de s’asseoir dans une salle de théâtre». Et de célébrer deux arts bien vivants, qui n’hésitent pas à se renouveler... et à s’adapter.
Formica, d’après la BD de Fabcaro, mise en scène Amélie Etasse et Clément séjourné. Théâtre des Gémeaux Parisiens, 15 rue du retrait, 75020. Jusqu’au 12 décembre.
Poussez-vous, les mecs !, d’après Les Frustrés et les Mères de Claire Bretécher, mise en scène Cécile Garcia Fogel. Théâtre Le Lucernaire, 53 rue Notre-Dame-des-Champs, 75006. Jusqu’au 5 janvier 2025.
Peau d’homme, d’après Hubert et Zanzim, mise en scène Léna Bréban, Théâtre Montparnasse, 31 rue de la gaîté, 75014. Du 23 janvier au 30 mai 2025.