Marine Le Pen, candidate en sursis
Rarement la vie politique française n’aura été à ce point suspendue à une décision de justice. Ce lundi, peu après 10 heures, le tribunal correctionnel de Paris rendra son délibéré dans l’affaire des assistants parlementaires d’eurodéputés FN. Il pourrait avoir un impact majeur. Car si les juges suivent les réquisitions rendues par le parquet le 13 novembre dernier, ils infligeraient à Marine Le Pen, poursuivie pour « détournement de fonds publics », une peine d’inéligibilité de cinq ans assortie d’une exécution provisoire (les procureurs ont également requis cinq ans de prison dont trois ferme et 300 000 euros d’amende). C’est-à-dire que l’interdiction de participer à une élection serait applicable sans délai, sans même attendre un jugement en appel. Marine Le Pen serait donc rayée de la liste des candidats à l’élection présidentielle de 2027.
« Justice à charge » et « procès politique »
« C’est ma mort politique qui est réclamée », s’était offusquée l’intéressée à l’écoute du réquisitoire. En cas de condamnation, quelle que soit sa nature, le discours victimaire est prêt. Le narratif d’une « justice à charge », d’un « procès politique » visant à l’éliminer, que Marine Le Pen a rodé dès le début de l’affaire, en 2015. Les médias se font alors l’écho du lièvre soulevé par l’office européen de lutte antifraude qui, avec le Parlement européen, réclame 339 000 euros à la présidente du Front national de l’époque, pour deux assistants parlementaires qui travaillaient en fait pour le parti. « Je ne me soumettrai pas à la persécution, à cette décision unilatérale prise par des adversaires politiques », répond-elle à ce moment, ciblant le président du Parlement Martin Schulz et « les socialistes qui veulent notre peau ».
Se réfugiant derrière son immunité parlementaire, elle ne répondra pas davantage aux premières convocations de la justice française, qui ira au-delà de ces deux cas, en renvoyant devant le tribunal correctionnel 28 personnes ainsi que le parti lui-même, pour une quinzaine de contrats d’assistants parlementaires. Au total, ce sont 4,5 millions d’euros qui, selon l’accusation, ont été détournés par le Front national entre 2004 et 2016 au préjudice du Parlement européen.
Dès sa première prise de parole à la barre, le 3 octobre dernier, Marine Le Pen a donné son interprétation de ce dossier pénal particulièrement accablant : « J’ai vraiment le sentiment que, dans ce dossier, il y a énormément d’a priori, d’idées préconçues, fabriquées. » Plus qu’une ligne de défense, ce refrain, répété ad nauseam dans la presse à l’ouverture du procès, s’adresse davantage à ses électeurs. Pour éviter, tout en surfant sur une opportune critique de la justice, qu’ils n’incluent leur championne dans le pot du « tous pourris ».
Les huit semaines d’audiences qui ont suivi ont dessiné une tout autre réalité que cette thèse d’une « cabale judiciaire ». Tout au long du procès, les procureurs – voire le tribunal lui-même – ont démonté une à une les lignes de défense des prévenus, avant d’arriver à la conclusion que le Front national et ses dirigeants, Jean-Marie puis Marine Le Pen, ont bien magouillé pour rémunérer avec l’argent public européen des assistants parlementaires qui étaient en fait des salariés œuvrant pour le parti.
Une pleine conscience des méfaits commis
« Nos collaborateurs étaient mutualisés », ont d’abord expliqué les prévenus comme Bruno Gollnisch ou Marine Le Pen elle-même pour justifier que de nombreux assistants parlementaires (le garde du corps Thierry Légier, la secrétaire personnelle Catherine Griset…) ne travaillaient pas directement pour leurs députés attitrés (les Le Pen, Gollnisch…). Voire ne les connaissaient pas personnellement, comme l’actuel député Julien Odoul, ravi en 2015 de profiter d’un voyage à Strasbourg pour « rencontrer » sa donneuse d’ordre officielle, Mylène Troszczynski. « Dans une société, c’est un abus de bien social de rémunérer quelqu’un qui travaille en fait pour l’entreprise du cousin », a sobrement rétorqué la présidente du tribunal Bénédicte de Perthuis. De même, quand Marine Le Pen a exposé que « l’activité politique est indissociable du mandat du député » pour justifier les tâches réalisées par les collaborateurs pour le compte du parti, le parquet n’a eu besoin que de rappeler la loi : « Travailler pour un parti et non pour le travail parlementaire de son député est interdit ».
Ces arguments désamorcés, les prévenus n’ont eu d’autres choix que d’avouer à demi-mot qu’ils étaient dans l’illégalité. Ce qui n’empêche pas Marine Le Pen de clamer à nouveau son « innocence » dans le Figaro le 25 mars. Mais alors, si elle n’a « rien à (se) reprocher » comme elle le crie encore, pourquoi avoir dégainé en fin de procès un nouvel axe de défense selon lequel « c’était au Parlement de (leur) demander d’arrêter » ? Ou encore, que « les autres groupes politiques faisaient pareil, voire pire, et depuis longtemps », comme a déclaré la triple candidate à la présidentielle.
À de multiples moments durant leurs auditions, tout en minimisant leur portée, les cadres du RN poursuivis ont semblé avoir pleinement conscience des méfaits commis. Ce que jamais ils n’expriment en public. Cela réduirait à néant leur récit.
« Un système centralisé » avec Marine Le Pen à sa tête
« Ils ne voient pas, ne veulent pas voir, ou encore se moquent éperdument de l’illégalité de leurs actes et des conséquences sur la transparence de la vie démocratique. Ils ne regrettent que d’avoir été pris, a observé le parquet dans son réquisitoire. Ils n’estiment toujours pas que le détournement de fonds publics au bénéfice d’un parti et de ses dirigeants soit une pratique répréhensible. »
Les procureurs Louise Neyton et Nicolas Barret sont même allés plus loin que constater que les contrats de collaborateurs ont été détournés de leur objet. Pour eux, le Front national a mis au point à partir de 2012 un « système centralisé, planifié, optimisé, maximaliste » consistant à gratter le moindre centime mis à disposition par Bruxelles. « Les multiples mails démontrent qu’il s’agit d’une recherche d’optimisation décidée par Marine Le Pen. C’est dans ce cadre qu’intervient la réunion du 4 juin 2014 », a développé Louise Neyton. Ce jour-là, la prévenue aurait demandé à tous les députés de son parti de n’embaucher qu’un assistant parlementaire pour laisser le reste de l’enveloppe à la disposition du parti. Une version remise en cause par la défense mais selon la parquetière, les éléments l’accréditant sont « nombreux et sans équivoque ».
À l’issue des débats et de ce réquisitoire du parquet, rares sont les observateurs croyant en une relaxe des prévenus, Marine Le Pen en particulier. Mais tout est possible. Y compris le coup de tonnerre que constituerait une condamnation à l’inéligibilité avec exécution de celle qui a été décrite comme le « cerveau » de l’affaire.
Le statut de « favorite à la présidentielle » va-t-il la sauver ?
Dans cette perspective, un premier obstacle a peut-être été levé, vendredi. Via l’examen d’une question prioritaire de constitutionnalité (QPC), posée par un élu local de Mayotte déchu de son mandat après avoir été condamné à une peine d’inéligibilité avec exécution provisoire, le Conseil constitutionnel a estimé qu’une telle mesure n’était pas contraire à la Loi fondamentale : « Il revient au juge, dans sa décision, d’apprécier le caractère proportionné de l’atteinte que cette mesure est susceptible de porter à l’exercice d’un mandat en cours et à la préservation de la liberté de l’électeur ». Mais certains juristes interprètent ces derniers mots d’une autre façon : en éliminant de fait une candidate à la prochaine présidentielle, les juges ne toucheraient-ils pas de manière disproportionnée à la « liberté de l’électeur » ?
C’est en tout cas sur ce critère démocratique que se repose le RN depuis novembre, mais aussi l’actuel ministre de la Justice Gérald Darmanin qui a estimé qu’il « serait profondément choquant que Marine Le Pen soit jugée inéligible ».
Certes, cette problématique de la capacité de la justice à écarter de fait une candidate sérieuse à l’Élysée mérite, dans un régime de séparation des pouvoirs, d’être débattue sereinement. Mais il convient aussi de rappeler que si une telle décision est prise ce lundi 31 mars, elle ne viendrait pas de nulle part mais reposerait sur dix ans d’enquête, neuf semaines de procès, une jurisprudence et des textes de loi. Au-delà du cas de l’exécution provisoire, la loi Sapin II de 2016 prévoit d’ailleurs l’automaticité de l’inéligibilité en cas de condamnation d’un élu pour détournement de fonds publics. Les faits s’étant déroulé principalement avant l’entrée en vigueur de ce texte, celui-ci ne s’appliquera pas forcément pour les cadres du RN. Mais il souligne qu’il n’y a rien de farfelu à ce qu’un tribunal rende une personnalité politique inéligible. Y compris avec exécution provisoire. Ces dernières années, au moins une dizaine d’élus ont connu cette sanction, de Gaston Flosse à Hubert Falco. Ils n’avaient pas l’étiquette de « favorite à la présidentielle » qu’a Marine Le Pen. Ce statut va-t-il la sauver ?