Face à Moscou, l’Europe redécouvre la force défensive des tourbières
Depuis l’invasion de l’Ukraine en 2022, les pays européens frontaliers de la Russie ont multiplié les mesures de sécurité le long de leurs frontières orientales.
La Finlande a récemment achevé le premier tronçon d’un mur le long de ses 1 340 kilomètres de frontière avec la Russie et suit de près les mouvements de troupes de l’autre côté.
En Pologne, des champs de mines ont été installés cet été sur une portion de 20 km à la frontière avec la Russie et la Biélorussie, dans le cadre du vaste programme "East Shield" de modernisation des infrastructures de défense.
Désormais, certains membres de l’Otan se tournent vers une arme inattendue : les tourbières.
Ces zones humides, spongieuses et saturées d’eau, sont impraticables pour les blindés et abondent dans les climats du nord et de l’est de l’Europe, précisément là où les pays partagent des frontières avec la Russie et la Biélorussie.
"La nature est une alliée"
Les appels se multiplient en Europe pour accélérer la restauration des tourbières, à la fois pour des raisons écologiques et de défense.
En Finlande, les ministères de la Défense et de l’Environnement entameront à l’automne des discussions sur un projet pilote de restauration, a indiqué un membre du groupe de travail dans un article publié cette semaine par Politico.
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En Pologne, le ministère de la Défense souhaite restaurer les zones humides le long de la frontière orientale, et des discussions sont en cours entre scientifiques et autorités.
"La nature est une alliée, et nous voulons l’utiliser", a déclaré Cezary Tomczyk, secrétaire d’État au ministère polonais de la Défense, à Politico.
En juin, le Greifswald Mire Centre, un institut allemand spécialisé dans les tourbières, a appelé l’Union européenne à créer un fonds de 500 millions d’euros pour financer la planification et la remise en eau de 100 000 hectares.
"Les tourbières naturellement humides ou restaurées sont infranchissables pour les chars, ralentissent les mouvements de troupes et obligent à emprunter des couloirs plus faciles à défendre", a rappelé l’organisation dans un communiqué.
"Les tourbières offrent aussi une protection supplémentaire aux infrastructures critiques en compliquant les mouvements de troupes à proximité des voies de transport, des installations énergétiques et des points d’approvisionnement stratégiques."

"Une tourbière en bonne santé"
L’Ukraine a déjà démontré l’intérêt des zones humides comme outil militaire défensif.
En mars 2022, l’armée ukrainienne avait détruit le barrage de Kozarovychi, inondant 2 800 hectares et ralentissant efficacement les forces russes en route vers Kiev. Mais cette inondation délibérée avait aussi causé des dégâts considérables, y compris dans des zones résidentielles. Sur le plan environnemental, elle a sans doute fait plus de mal que de bien.
Les eaux auraient entraîné la libération de polluants tels que des eaux usées, des métaux lourds et des espèces invasives provenant de fermes piscicoles locales.
"Si on réhumidifie rapidement, on obtient simplement un lac, et pas nécessairement la biodiversité espérée", a expliqué Mark van der Wal, écologue senior à la branche néerlandaise de l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN).
"Pour maximiser l’impact écologique positif, cela doit être fait avec soin et cela peut prendre du temps", a ajouté Caspar Verwer, expert en conservation de la nature à l’UICN. "Ce n'est pas simplement ouvrir une vanne et laisser couler l’eau pour obtenir une tourbière en bonne santé."
Des puits de carbone menacés
Les tourbières sont des écosystèmes uniques capables de stocker de grandes quantités de dioxyde de carbone. Néanmoins, leurs atouts n’ont pas toujours été reconnus.
En Finlande, "un tiers du pays est constitué de tourbières, mais nous en avons asséché la moitié", a rappelé Kristiina Lang, professeure de recherche à l’Institut des ressources naturelles de Finlande (Luke).
Après la Seconde Guerre mondiale, de vastes étendues de zones humides ont été cédées à l’industrie forestière, et d’autres à l’agriculture dans les régions manquant de terres cultivables.
La situation est similaire dans le reste de l’Europe, où près de la moitié des tourbières sont aujourd’hui dégradées, principalement à cause du drainage artificiel.
Si les forêts et les cultures ont prospéré sur ces sols riches en nutriments, la perte des zones humides a eu un coût environnemental lourd.
"Les tourbières drainées représentent 10 % des terres agricoles de Finlande mais plus de la moitié des émissions agricoles de gaz à effet de serre", a souligné Lang.
Les tourbières, qui sont faites en grande partie de matière organique non décomposée, peuvent stocker d’énormes quantités de carbone à l’état humide. Mais une fois asséchées, l’activité microbienne décompose la matière organique et les tourbières deviennent des émettrices de carbone.

Dans l’UE, les tourbières drainées émettent actuellement environ 7 % des émissions annuelles totales de gaz à effet de serre. Un problème que Bruxelles veut corriger.
En vertu des lois européennes sur la restauration, les États membres doivent restaurer au moins 30 % des tourbières drainées d’ici 2030, et 50 % d’ici 2050.
Le Parlement européen rappelle que "restaurer les tourbières drainées est l’un des moyens les plus rentables de réduire les émissions dans le secteur agricole".
"Un trou dans notre défense"
En Finlande, certains sites sont des candidats évidents pour la remise en eau, comme les zones drainées pour la sylviculture qui n’ont jamais permis la croissance d’arbres.
"Il est très logique de réhumidifier à nouveau ces grandes surfaces", estime Lang. "Et si nous devons de toute façon restaurer une partie de nos tourbières, pourquoi ne pas le faire près de la frontière orientale ?"
Mais ailleurs, la conversion pourrait être plus complexe. De nombreuses tourbières asséchées appartiennent aujourd’hui à des propriétaires privés. Certaines, situées à des emplacements stratégiques, sont devenues des forêts ou des terres agricoles prospères.
Dans les États baltes, c’est-à-dire la Lettonie, la Lituanie et l’Estonie, il n’existe pour l’heure aucun plan visant à restaurer les tourbières à des fins militaires, explique Māris Andžāns, directeur du Centre d’études géopolitiques de Riga.
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Pour l’instant, les menaces prioritaires sont ailleurs. Pendant la guerre en Ukraine, la Russie a multiplié les actions hybrides en mer Baltique grâce à sa "flotte fantôme" et les attaques de drones constituent une menace croissante.
"Aucun État balte ne dispose de systèmes de défense aérienne longue portée", souligne Andžāns. "Le ciel est un grand trou dans notre défense."
Même si les pays baltes ont investi dans des fossés antichars et d’autres défenses terrestres, se concentrer trop exclusivement sur une invasion classique serait une erreur, a-t-il prévenu : "La prochaine guerre pourrait être totalement différente, et il y a un vrai danger qu’en abordant la défense de manière trop classique, nous passions à côté de scénarios bien plus probables."
Cet article a été adapté de l'anglais par Anaëlle Jonah. Retrouvez ici la version originale.