Conclave : les trumpistes veulent un pape "suffisamment mou pour pouvoir le contrôler"

C'est une des toutes dernières images publiques du pape François : à la veille de sa mort, le souverain pontife esquisse un sourire à J. D. Vance, vice-président des États-Unis, qui s'est converti au catholicisme en 2019. Né dans une famille évangélique de l'Ohio, le numéro deux de l'administration américaine se fait l'étendard d'un catholicisme prônant le retour à une Amérique conservatrice, une voix catholique dans la galaxie trumpiste.

Une idéologie à des années-lumière du pape François. Tout au long de son pontificat, le pape jésuite s'est dressé contre les égoïsmes nationaux, prônant l'accueil des migrants et l'aide aux plus démunis. Sur certains sujets sociétaux, François a défendu un relatif progressisme, agitant une Église historiquement conservatrice.

Le pape François reçoit le vice-président américain J. D. Vance au Vatican, le 20 avril 2025, dimanche de Pâques, veille de la mort du souverain pontife.
Le pape François reçoit le vice-président américain J. D. Vance au Vatican, le 20 avril 2025, dimanche de Pâques, veille de la mort du souverain pontife. © Vatican Media via AFP

Dès 2016, le pape s’était opposé à Donald Trump. "Une personne qui veut construire des murs et non des ponts n'est pas chrétienne", avait fustigé François, condamnant la politique migratoire du nouveau locataire de la Maison Blanche.

Le défunt pape s’était dressé contre la vague nationale-populiste, bien au-delà de l’Amérique. Son compatriote argentin, le président Javier Milei, avait ainsi traité François d'"imbécile", le qualifiant de "représentation du mal sur Terre". Le souverain pontife s'était aussi opposé aux positions anti-environnementales du Brésilien Jair Bolsonaro en Amazonie. Jusqu'à son ultime apparition publique, le pape s'était ému des souffrances palestiniennes, condamnant la guerre menée par Benjamin Netanyahu à Gaza.

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Les États-Unis disposent toutefois d'un levier sur le Vatican : des millions de dollars. Si l'Amérique – terre majoritairement protestante – ne compte "que" 20,8 % de catholiques, ses donateurs représentent toutefois, selon des experts, non loin de 40 % des sommes offertes au Vatican, comme l'a rappelé mardi 22 avril sur le plateau de France 24 la directrice de la revue Témoignage chrétien, Christine Pedotti.

L’enquête de Nicolas Senèze, correspondant permanent au Vatican du quotidien La Croix entre 2016 et 2020, et auteur de "Comment l'Amérique veut changer de pape" (éd. Bayard), raconte comment des groupes de pression américains ont tenté, dès la première administration Trump, de renverser le pape. Et de préparer l'après-François.

France 24 : Les États-Unis sont-ils vraiment les premiers financeurs du Vatican ? Ce poids financier leur donne-t-il une influence particulière ?

Nicolas Senèze : Les chiffres qu'on cite souvent sur le financement américain concernent ce qu'on appelle le denier de Saint-Pierre. C'est une quête mondiale qui permet de financer l'activité du Saint-Siège. Pendant longtemps, il est vrai que quasiment la moitié venait des États-Unis. Mais les sources se sont diversifiées. En 2023, d'après le dernier rapport publié par la plateforme officielle de dons au Vatican, les États-Unis ne représentent plus que 28 % des dons, mais restent toujours le premier pays contributeur, avec 13 millions et demi d'euros.

Il faut préciser que le denier de Saint-Pierre rassemble environ 48 millions d'euros en 2023. Mais la plus grande partie des ressources du Saint-Siège provient des revenus des placements, financiers et immobiliers, et des recettes des musées du Vatican.

Les États-Unis sont donc les premiers donateurs en ce qui concerne le denier de Saint-Pierre, mais pas la première source de financement à proprement parler.

Ce poids financier peut néanmoins servir de moyen de pression. Il pourrait y avoir une forme de chantage humanitaire et financier. Par exemple, couper les subsides à l'USAID a beaucoup affecté l'activité caritative de l'Église catholique un peu partout dans le monde, notamment en Afrique. On pourrait ainsi faire pression sur les cardinaux africains en leur disant 'Votez bien et on rétablit l'aide'.

J'ai été frappé quand des cardinaux africains m'ont raconté comment, déjà sous Barack Obama, des pressions étaient faites en conditionnant l'aide humanitaire à certaines questions comme l'avortement. C'est un type de chantage humanitaire qui se retrouve aujourd'hui dans l’administration Trump.

Comment les réseaux conservateurs américains pourraient-ils influencer l'élection du prochain pape ?

Parmi les 135 cardinaux-électeurs, l'influence des cardinaux conservateurs américains comme le cardinal Raymond Leo Burke est assez limitée. Ils sont minoritaires, marginaux au sein du conclave et n'ont pas de réelle influence pour faire élire quelqu'un qui soit sur leur ligne. [L’élection d’un pape requiert une majorité des deux tiers, NDLR.]

Mais il existe d'autres moyens de pression. Dans mon livre, je raconte cette opération qui s'appelait le "Red Hat Report" et qui visait à compromettre certains cardinaux. Il n'est pas impossible qu'à la veille du conclave, on sorte tel ou tel dossier sur un cardinal sans qu'il puisse démentir. Avec les réseaux sociaux, c'est assez facile. Les cardinaux-électeurs se diraient qu'"il n'y a pas de fumée sans feu", et ce candidat serait hors jeu.

Les trumpistes ont aussi la main sur l'appareil de renseignement américain, qui pourrait être utilisé contre tel ou tel candidat. C'est une manière de faire pression sur le conclave pour essayer de faire élire quelqu'un – pas forcément de leur bord, mais quelqu'un de suffisamment mou, qu'on puisse contrôler. L'objectif serait d'écarter tous les candidats qui pourraient avoir suffisamment de poigne pour continuer les réformes de François et de faire élire un successeur qui aurait la volonté de continuer l'œuvre de François, mais qui n'en aurait pas la force.

On a déjà vu des tentatives de ce type, en 2018. Mgr Vigano, un ancien ambassadeur du pape aux États-Unis, avait publié une lettre demandant la démission de François, l'accusant d'être complice du cardinal McCarrick dans des affaires d'abus sexuels.

François incarnait une vision multiculturelle du catholicisme, à l'opposé du christianisme identitaire promu par les conservateurs trumpistes. Sa vision peut-elle survivre dans un monde de plus en plus polarisé ?

L'élection de François a validé un basculement démographique de l'Église vers les pays du Sud. Pour moi, c'est une des principales explications aux oppositions à François : toute une frange du catholicisme européen a du mal à admettre qu'on puisse être catholique autrement que sur le mode européen.

Pendant des siècles, c'est l'Europe qui dirigeait l'Église, et aujourd’hui, toute une partie des catholiques, en Europe comme aux États-Unis, ont du mal à accepter qu'on puisse être catholique avec des accents culturels latino-américains, africains, asiatiques.

François a beaucoup travaillé sur ce catholicisme multiculturel. Mais pour les identitaires, le multiculturalisme est absolument inacceptable. J. D. Vance en est un exemple. Sa visite au Vatican juste avant la mort du pape était comme un "Canossa" [référence à l'empereur Henri IV, venu implorer le pardon du pape Grégoire VII dans cette petite ville italienne en 1077, NDLR).

Le vice-président américain avait pris des positions diamétralement opposées à François, notamment sur l'amour chrétien. Vance défend l'idée qu'on doit d'abord aimer sa famille, puis sa communauté, puis son pays, puis éventuellement les étrangers. François lui a répondu que la figure de l'amour chrétien, c'est le bon Samaritain, qui transcende ces cercles.

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François était l'homme d'une Église mondialisée, multiculturelle, dans un monde multipolaire. Aujourd'hui, ce monde n'est plus multipolaire, on voit vraiment des empires qui se constituent. Or François a toujours refusé d'être "l'aumônier de l'Occident".

Pour lui, le pape est le chef de tous les catholiques – russes, ukrainiens, etc. – et ne peut pas être le pape d'un camp contre un autre. Il a toujours refusé ces logiques d'empire ou de choc des civilisations.

Aujourd'hui, je pense que les cardinaux sont suffisamment divers et sont eux-mêmes l'expression de cultures extrêmement diverses pour ne pas tomber dans le travers d'élire un pape qui serait le pape d'une seule culture.