Il fallait oser : choisir le 11 septembre comme date de parution d’une enquête explosive d’un pilote de ligne. L’audace de la maison d’édition Paulsen. Pas question de terrorisme cependant dans ce huitième livre de François Suchel, à paraître donc le jour anniversaire de l’attentat par les airs du World Trade Center, mais de fret aérien. Et l’on tremble, on s’émerveille, on rit même parfois, à la lecture de ce journal qui décrypte, questionne l’étourdissant manège des avions qui transportent dans les soutes, sous les passagers, d’incroyables marchandises, dont même les pilotes ignorent presque tout.
La pandémie de Covid-19 fut l’occasion pour François Suchel de se pencher sur la question. Car durant cette période, ce pilote aux «trois cent vingt tours de la Terre en dix-neuf mille heures de vol», a volé «la cabine vide et les soutes pleines». Mais pleines de quoi ? «Habituellement, on ne communique pas ces informations aux pilotes. Le ventre de notre Boeing se remplit, nous avançons les manettes de gaz, nous livrons au bout du monde. Le métier pourrait être résumé ainsi : livrer sans rien casser», lit-on aux premières pages de son journal haletant.
Transporter à la fois l’antidote et le poison l’incite à mener une enquête qui va durer quatre ans
L’homme est «descendu à la cave», pour reprendre sa propre expression. Il y a découvert «le pays des merveilles». «Dans les soutes de mon avion voyageaient des poussins d’un jour, des lettres d’amour, des poches de sang, des robes de grands couturiers, des billets de banque fraîchement imprimés, des radionucléides, du thon frais, des pilules abortives, des chevaux, du caviar, des cadavres...», dévoile le globe-trotteur. Transporter à la fois l’antidote et le poison l’incite à mener une enquête qui va durer quatre ans, de 2020 et 2024.
Ses investigations éclairent comme jamais (du moins en littérature) l’opaque «lettre de transport aérien» dont les sigles obscurs désignent les cargaisons. Produits transportés, origine, destination, poids, nom de l’expéditeur... François Suchel nous fait entrer dans les coulisses, entre les installations de la gare n°1 Extra-Large -G1XL- de l’aérogare de fret d’Air France Paris-Charles-de-Gaulle, pour retracer les trajectoires de certaines marchandises, mieux en comprendre l’histoire, les enjeux, les enseignements du ballet vertigineux des avions qui se joue nuit et jour au-dessus de nos têtes.
Chaque chapitre est une escale
Sa plume alerte nous embarque pour voyage au cœur du transport de marchandises qui voisinent avec nos valises. On y découvre que les routes du ciel ont changé avec l’avènement du Boeing 707 qui divisa par trente le temps d’acheminement du Japon vers l’Europe. Ce livre est l’histoire d’une course du temps, à l’heure du slow tourisme. Un pavé dans la mare, qui éclaire les paradoxes des voyageurs écolos. Bienvenue à bord. Dans un vol mini-cargo, de marchandises et de passagers. Chaque chapitre est une escale. On met le cap sur la Chine, le Brésil, l’île Maurice, la Réunion, le Kenya, la Corée du Sud, le Canada, des destinations rêvées, en suivant les flux de produits hautement consommés, recherchés, au rythme de leurs péripéties, et des enjeux humains.
Merveilleuse, l’histoire «choco BN» des œufs d’esturgeon de Madagascar vers le monde entier et même vers l’hôtel de Crillon. Savoureuse, celle de la mangue-avion qui n’a pas le même goût que la mangue-bateau. Incroyable, celle encore des haricots verts du Cameroun vers la France dont le dégagement de vapeur d’eau dû à la grande amplitude thermique entre la température de la soute au départ et celle de l’altitude de croisière, a trompé les détecteurs de fumée, au point d’obliger à un atterrissage d’urgence. Du brouillard s’était formé, certains passagers paniquaient. «Comment aurait été traité cet événement dans cette cabine vide ?», interroge le pilote, en pointant que personne n’aurait alors appelé le cockpit. Le transport de médicaments de la métropole vers l’île de la Réunion nous donne des frissons. Celui, à contre-saison, des fruits exotiques des pays tropicaux vers l’Europe, pousse à la réflexion. Frissons encore à la lecture du chapitre sur le thon de l’île de la Réunion vers New York (et qui a donné le titre du livre, Même les poissons volent). Et même Pégase existe : les chevaux voyagent en avion pour participer aux grandes compétitions. Cela laisse sans voix. Et la brassée d’infos sur les fleurs de Nairobi vers Amsterdam dissipe le mystère de l’existence partout dans le monde des bouquets de roses. L’écoute, l’empathie de François Suchel qui a interviewé des centaines de personnes intervenant de près ou de loin sur ces marchandises, nourrit ce huitième opus qui touche au cœur les voyageurs, consommateurs.
« Soyons honnêtes : je suis très embrassé lorsque je transporte 2 tonnes de myrtilles vers Singapour ou Bangkok. »
François Suchel
Les lecteurs du quotidien suisse Le Temps reconnaîtront certains chapitres publiés dans sa série «Plein Gaz», feuilleton dans les soutes des avions. Mais ce livre va bien plus loin, invite à réduire la voilure. Quelle est donc la part du diable ? «Soyons honnêtes : je suis très embrassé lorsque je transporte 2 tonnes de myrtilles vers Singapour ou Bangkok. Mais lorsque l’avion élargit l’accès aux soins médicaux ou contribue au respect des traditions, je me sens plus légitime», écrit le pilote Air France qui a pesé le pour et le contre en 192 pages enrichies de cartes qu’il a réalisées et qui témoignent de certains flux découverts lors de son enquête. Il n’a pas trouvé de réponse toute faite, chacun se fera son opinion.
Passer la publicitéMême les poissons volent, François Suchel, éditions Paulsen, 192 pages, 19,90 euros.