La cérémonie a commencé par des rires. Elle s’est achevée par une standing ovation, et des larmes. Chemin émotionnel pas si commun pour une entrée chez les Immortels et qui décrit en lui-même le phénomène Preljocaj. Les rires étaient liés au temps, celui qui passe bien sûr, la coupole protège des caprices de l’autre, qui dérape avec les saisons. Laurent Petigirard, secrétaire perpétuel, a ouvert le feu : Angelin Preljocaj a été élu le 24 avril 2019 à la chaire de chorégraphie, avec Blanca Li, Carolyn Carlson et Thierry Malandain. Il aura fallu attendre six ans pour le voir intronisé. Petitgirard a évoqué la retraite de six ans prétendument décrétée par le tailleur en charge de couper l’habit vert (avec pantalon à taille croisée), et la détresse de deux ambassadeurs d’Albanie partis de leur poste sans avoir pu assister à l’intronisation tant attendue.
Astrid de la Forest, académicienne à la section de gravure et de dessin, qui a prononcé un remarquable discours d’installation, ne s’est pas étendue sur ce retard. Elle nous entraînait ailleurs, « choisissant d’évoquer cette vie et cette œuvre » avec ses outils de peintre-graveur, « crayons, acides, regard, perception et doutes », pour nous faire entrer un pas plus loin dans la danse et chez les Immortels. Son modèle pour raconter Angelin Preljocaj ? La légende de Sainte Ursule par Carpaccio au musée de l’Accademia à Venise, cycle de neuf peintures. Une suite comme une danse lente, aux personnages suspendus dans des scènes pleines de grâce, avec au centre, Ursule, dépouillée à mesure de ses représentations pour mieux se trouver elle-même. De ces peintures qui saisissent sans qu’on sache dire pourquoi, et dont on interroge chaque détail à l’affût d’une explication, tant l’équation du chef-d’œuvre intrigue. Une vie telle que celle de Preljocaj pourrait être citée dans cette catégorie. Sa mère était bergère au Montenegro, son père menuisier. Ils se rencontrent dans un camp de réfugiés fuyant la dictature stalinienne en Albanie, et s’enracinent à Champigny-sur-Marne. Commencer ainsi, pour finir chorégraphe ovationné dans le monde entier et sacré sous la coupole, pourrait servir d’exemplum.
Pour se faire une opinion sur ma carrière de danseur, ma mère a fait un sondage très succinct auprès de ses collègues ouvrières de l’usine de bouchons d’aérosols où elle travaillait. Autant dire que je fus disqualifié au premier tour
Angelin Preljocaj
« La vache, tu m’avais prévenue mais c’est quelque chose », lance Angelin Preljocaj d’une voix étranglée avant de commencer son discours de réception. Et le voilà livrant une autre version du héros que celle gravée par Astrid de la Forest. Ce ne sont plus des stations et des recherches, soixante ballets signés en 40 ans, un centre chorégraphique, le Pavillon Noir, construit à Aix par Rudy Ricciotti, des voyages et des rencontres avec des plasticiens, des compositeurs, des écrivains, des compagnies, des danseurs pour sans fin s’élargir et apprendre de l’autre. Ce que Preljocaj raconte de lui-même, c’est un chemin d’élévation qui s’appuie au départ sur la beauté d’une image qu’il veut obsessionnellement atteindre et s’accomplit finalement dans le dépouillement toutes ces représentations. À la manière de Sainte Ursule, le martyre en moins. Ou comment un garçon albanais aîné de quatre filles découvre par hasard à 12 ans dans un livre une photo de Noureev « transfiguré par la danse » et comment ce mot de transfiguration, et l’image figée de ce danseur suspendu en plein saut, décide de son destin.
Il se met en mouvement contre vents et marées : « À Champigny-sur-Marne dans ma cité, le hip-hop n’existait pas encore et la danse était ce que le fantasme d’une grâce spécifiquement féminine laissait dans la tête de ces adolescents aux prises avec leurs identités sexuelles. Pratiquée par un garçon, la danse le rangeait définitivement dans la catégorie des faibles, des délicats des invertis ». Ses copains raillent, ses parents s’opposent. « Pour se faire une opinion sur ma carrière de danseur, ma mère a fait un sondage très succinct auprès de ses collègues ouvrières de l’usine de bouchons d’aérosols où elle travaillait. Autant dire que je fus disqualifié au premier tour ».
Cunningham et Noureev
Dès lors, Preljocaj pratique la danse comme « un art de combat », trouvant des cours comme il peut, mais exigeant en diable. Il veut tout apprendre. Passe du classique appris chez Maguy et Serge , exilés russes à Champigny, au contemporain appris grâce à Karine Waehner à la Schola Cantorum : saisie par son acharnement, elle lui ouvre ses cours. Mais c’est Merce Cunningham à New York qui le dessillera : la danse, ça n’est pas s’évertuer à devenir beau, c’est réussir à se faire insecte, cheval, oiseau. Sans rien ajouter. Dominique Bagouet, qui le prend comme assistant, le pousse à donner naissance aux créations qu’il sent monter en lui. Là encore, il faut briser les schémas et s’imposer l’ascèse des icônes, avoir l’humilité de se trouver soi-même : « Jeune danseur, je pensais que les grands chorégraphes et plus généralement les grands artistes se devaient d’être des monstres sacrés et qu’une attitude, voire une posture en découlait avec son lot de prétention et d’arrogance ». La carrière débute. Elle lui permettra très tôt de rencontrer Noureev, alors directeur du Ballet de l’Opéra, qui l’invite au Palais Garnier à danser avec sa compagnie. Avant, il y a un déjeuner au restaurant du Quai Voltaire, où Preljocaj raconte en roulant les «r» sa découverte en chair et en os du grand fauve qui dévore un tournedos cru, encore fumant, essayant d’y trouver de quoi freiner la maladie.
Voilà Preljocaj dépouillé, et accompli. Comme Sainte Ursule. Le voilà livrant son hommage aux femmes de sa vie, ses sœurs, sa femme la réalisatrice Valérie Muller et leurs deux filles. Le voilà avouant son émerveillement de danser : « Oui danser! Danser face au monde, Danser seul parfois et aussi faire danser. Danser pour le meilleur et pour le pire, Danser debout, danser en silence, danser couché dans le bruit et la fureur, danser lové contre le corps de l’autre, danser la résistance de l’air, danser pour vivre, pour témoigner, danser pour un sourire, pour un murmure.... Et se sentir soudain vibrer en pensant qu’il reste tant de choses à réaliser et se dire qu’au fond, tout cela n’est rien et puis se dire que si tout cela est tout et que l’essentiel est à réinventer à chaque instant ».
Aussitôt, au son de percussions, des danseurs descendent les escaliers vers le centre de la coupole, pour exécuter deux pas deux en miroir. Ils portent des livres avec lesquels ils dansent. Suit un solo tout en grâce. À la fin, le public se dresse comme un seul homme et ovationne pendant dix minutes. Suit la remise de l’épée. Constance Guisset l’a dessinée. C’est un bâton de pluie qui enferme de la poussière de météorites. Une autre danse suit que le chorégraphe partage avec sa troupe. Bon vent pour les étoiles, M. Preljocaj !