Miguel Bonnefoy: «En couronnant Daoud, Faye, Taïa et moi, la France envoie un message»

C’est l’un des grands vainqueurs de cette saison des prix. Et il vit à Toulon! Rencontre avec l’auteur franco-vénézuélien.

LE FIGARO. - Grand prix du roman de l’Académie française, prix Femina, quel effet cela fait-il de recevoir coup sur coup deux prix aussi prestigieux?

MIGUEL BONNEFOY. - Je suis évidemment très heureux, très honoré, même si les prix n’ont jamais été à mes yeux un aboutissement. J’écris parce que je ne sais pas faire autre chose! Mais être récompensé, c’est une manière de gonfler la voile, de continuer à naviguer dans les livres. Mes romans, je les considère comme imparfaits, j’ai encore tout à écrire, tout à apprendre. Ces récompenses me donnent cette petite impulsion, m’encouragent à continuer. Le fait que l’Académie ait distingué le roman d’un auteur dont la langue maternelle est l’espagnol me paraît assez symbolique d’un pays qui sait s’ouvrir à l’autre. Comme une ode aux métissages et aux croisements des peuples, une preuve que les frontières doivent être poreuses. Je participais à un débat avec Kamel Daoud, Abdellah Taïa et Gaël Faye, trois auteurs également couronnés par de grands prix, et j’ai réalisé comme la France envoyait un beau message dans ce monde de plus en plus xénophobe. Oui, ces auteurs pouvaient humblement participer au patrimoine culturel français, le nourrir et ne rien lui ôter.

Pourquoi avoir attendu si longtemps pour écrire cette histoire de famille?

Je savais qu’un jour je l’écrirais. Je la porte depuis trente ans. Toute mon enfance, j’ai écouté ma mère me raconter la vie de mon grand-père né dans la misère. Une mère morte en couche, un père marin parti on ne sait où. Un enfant qui grandit avec une analphabète au fin fond d’un bidonville. Rien ne le prédestinait à faire de grandes choses. Pourtant, il est devenu le recteur de la plus grande université du Venezuela. Quant à ma grand-mère, première femme gynécologue obstétricienne du pays, elle aussi est une légende. Et c’est entre eux une extraordinaire histoire d’amour. Pour ma mère, cette renommée a été écrasante, étouffante. Le jour de ses 18 ans, elle est d’ailleurs partie comme je le raconte dans le roman. Pour ma part, il fallait, j’imagine, trouver le bon moment pour me lancer dans cette aventure-là. Après avoir publié cinq romans, je me suis enfin senti prêt.

Tout est dit dès la première phrase du roman: «Au troisième jour de sa vie, Antonio Borjas Romero fut abandonné sur les marches d’une église dans une rue qui aujourd’hui porte son nom.»

Paul Valéry disait: «Les dieux, gracieusement, vous donnent pour rien tel premier vers mais c’est à vous de façonner le second, qui doit consoner avec l’autre, et ne pas être indigne de son aîné surnaturel.» C’est si beau! La première phrase de mon livre, c’est une prolepse, une annonce, un classique en littérature. Dire au lecteur: voici ce qui va se passer, permettez-moi de vous montrer comment mon personnage en est arrivé là. J’aimais l’idée d’enfermer ce héros dans une vision oraculaire, lui donner une portée mythique, épique. Montrer qu’on ne peut échapper à son destin. Elle m’est venue dans un songe. D’ailleurs, Borges parle souvent des «dons» de la nuit. Le rêve peut apporter à l’écriture ce qu’un travail acharné ne fera jamais naître.

Toutes les histoires familiales du monde sont soumises aux aspérités politiques. Au Venezuela, c’est la ­découverte du pétrole, les dictatures, les gouvernements corrompus

La vie de vos héros devait-elle se confondre avec l’histoire du Venezuela?

Toutes les histoires familiales du monde sont soumises aux aspérités politiques. Au Venezuela, c’est la découverte du pétrole, les dictatures, les gouvernements corrompus. Si je voulais écrire un arc transformationnel des personnages, cela aurait été absurde de ne pas évoquer l’évolution politique du pays. Mais il fallait veiller à ce qu’elle ne prenne pas une place trop importante. Sinon, j’aurais publié un livre sur l’histoire du Venezuela, avec des dates, des lieux, des noms, bref, une fiche Wikipédia! Et ce n’est pas du tout ce qui m’intéressait.

Pensez-vous à vos lecteurs en écrivant vos romans?

Bien sûr! Si je m’ennuie en écrivant, il y a de fortes chances qu’on s’ennuie en me lisant. On écrit les récits qu’on aimerait lire. L’écrivain Jean-Marie Blas de Roblès, le temple de l’intelligence et de la culture, m’a un jour demandé: «Achèterais-tu ton propre roman?» Il n’attendait pas de réponse, il voulait seulement que je réfléchisse, seul, à cette question. Depuis, elle ne me quitte pas.

On qualifie votre style de «flamboyant», de «foisonnant», de «baroque»: avez-vous conscience que votre écriture ne ressemble en rien à celle que les Français ont l’habitude de lire?

Bien sûr! Le philosophe Lichtenberg disait: «Efforce-toi de ne pas être de ton temps.» Il me semble qu’il y a deux manières de ne pas l’être, soit d’une manière provocatrice: je repère les codes du moment et, par bravade, je fais précisément l’inverse. L’autre option, c’est la mienne, est de se dire: je sais qu’on lit aujourd’hui un certain type de littérature, mais c’en est une autre qui me plaît. Je ne saurais pas écrire à l’os. Je me sentirais empêché, comme coincé dans une camisole de force. Ce qui est surprenant, c’est l’étonnement que suscitent mes livres: le baroque est pourtant partout dans notre culture méditerranéenne, entrez à Rome dans les églises et voyez comme elles sont chargées, relisez Salammbô, on ne fait pas plus baroque!

Votre roman contient tant d’informations qu’il pourrait comporter 2000 pages!

Vous connaissez la phrase de Pascal adressant à un ami une longue lettre: «Excusez-moi, je n’ai pas eu le temps de faire plus court.» J’ai resserré au maximum le texte, car je ne voulais ni d’une longue saga familiale, ni perdre le lecteur, et pour cela il n’y a que le travail, le travail et encore le travail. Tout est très pesé, contrôlé. Même s’il y en a beaucoup, chaque mot est réfléchi et n’est pas là par hasard.

Vous habitez Toulon depuis quelques années, pourquoi cette ville?

C’est là que vit celle que je considère comme ma marraine, la grand-mère de ma femme. Nous voulions nous rapprocher d’elle. Et puis nous souhaitions que nos filles grandissent au bord de la mer. Toulon est le meilleur pays du monde et le quartier du Mourillon un endroit spectaculaire, idéal pour travailler: silence, isolement, le rêve pour un romancier. J’y ai écrit Le Rêve du jaguar. Et tant d’autres livres à venir…

Le rêve du jaguar, de Miguel Bonnefoy, Rivages, 295 p., 20,90 €. Rivages

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