"C'est le comte de Monte-Cristo" : derrière la crise en Nouvelle-Calédonie, le retour discret mais salué de Manuel Valls aux affaires
La scène se déroule devant la gendarmerie de Plum, à quelques kilomètres de Nouméa, lors d'une visite de Manuel Valls en Nouvelle-Calédonie. L'ancien Premier ministre, devenu ministre des Outre-Mer fin décembre après une longue traversée du désert, est brièvement interpellé par des opposants à l'indépendance.
Après un bref accrochage avec l'une des manifestantes, qui le moque en prononçant son prénom avec un accent espagnol, l'ancien Premier ministre brandit le doigt, menaçant, à l'adresse du parlementaire venu soutenir les manifestants dans leur combat, Nicolas Metzdorf. "N'oublie pas, tu es député de la République", lance Manuel Valls.
A ses yeux, l'élu du camp présidentiel est coupable d'avoir soufflé sur les braises de la division en déclarant trois jours plus tôt devant les loyalistes opposés à l'indépendance qu'il allait inciter le ministre à rétropédaler. Son tort, selon eux ? Avoir affirmé que les accords de Nouméa, qui datent de 1998 et qui doivent mettre l'archipel sur la voie de l'indépendance, "s'imposent". Face à Nicolas Metzdorf et Sonia Backès, autre non-indépendantiste, Manuel Valls tente de justifier sa position pendant cinq minutes, tantôt véhément, tantôt pédagogue. "Vous vous rendez compte, vous avez un beau débat ! Allez, à plus tard", conclut le ministre dans un éclat de rire devant la caméra de Nouvelle-Calédonie La 1ère qui capte la scène.
Deux mois et demi après cet échange houleux, Manuel Valls a repris le dialogue avec les loyalistes lors des négociations très attendues entre les délégations indépendantiste et non-indépendantiste, qui se poursuivent mercredi 7 mai. La mission du ministre est infiniment complexe : tenter d'aboutir à un accord entre les différentes parties sur l'avenir de l'archipel, marqué par les affrontements du printemps 2024, qui ont fait 14 morts et plus de deux milliards d'euros de dégâts. Un dossier que l'ex-socialiste converti au macronisme aborde avec prudence – sa nouvelle méthode.
"Le dialogue est fluide" avec les élus ultramarins
Ceux qui ont travaillé avec lui par le passé louent ses premiers résultats sur la question néo-calédonienne. "Il a très bien remis les discussions sur les rails, car elles étaient complètement bloquées depuis un an. Il a une connaissance assez ancienne du dossier, qui remonte au moment où il était au cabinet de Michel Rocard et de Lionel Jospin. Il s'est inspiré de la méthode d'écoute à l'œuvre lors des accords précédents", loue Jean-François Merle auprès de franceinfo. Cet ancien conseiller de Michel Rocard en charge des outre-mer, qui a suivi la négociation des accords de Matignon à la fin des années 1980, échange régulièrement avec Manuel Valls sur le dossier néo-calédonien.
De manière plus étonnante, plusieurs élus de gauche saluent son action pour le Caillou (le surnom de l'archipel). "Sur la Nouvelle-Calédonie, il est le ministre qu'il faut, dans la mesure où il connaît le dossier. Il a bien intégré le cœur des accords de Matignon [de 1988], à savoir la question décoloniale", insiste Pouria Amirshahi, qui fut l'un des "frondeurs" du quinquennat Hollande, contre la ligne sociale-libérale défendue à l'époque par Manuel Valls. "Sur ce dossier, il est à la bonne place et fait un sans-faute jusqu'à présent."
"Ça va vous surprendre venant de moi, mais il faut l'aider à réussir."
Pouria Amirshahi, député écologiste et ancien opposant socialiste à Manuel Vallsà franceinfo
Très critique de Manuel Valls pour avoir "cédé" sur la remise en cause partielle du droit du sol à Mayotte, l'élu écologiste de Paris n'est pas le seul à juger positivement l'action du ministre en Nouvelle-Calédonie. Béatrice Bellay, députée socialiste de Martinique, considérait la nomination surprise de l'ancien chef de gouvernement, en décembre, comme une "nouvelle injure" faite aux outre-mer. Mais depuis, juge-t-elle, "il a choisi la voie la plus ambitieuse, celle qui lui rappelle qu'il a été un jour socialiste", estime l'élue PS. Elle salue notamment l'utilisation par le ministre de l'expression de "peuple premier" pour qualifier les Kanaks. Un choix très contesté par les opposants à l'indépendance, comme Nicolas Metzdorf, taxé de "révisionnisme" par Manuel Valls.
Si tous les élus de gauche contactés par franceinfo restent prudents, le premier bilan semble positif à leurs yeux, y compris dans d'autres territoires. "Je n'avais jamais vu un ministre aller dans un supermarché en Martinique", se rappelle le député apparenté PS Jiovanny William. "Il y a une proximité plus visible, les échanges sont concrets sur les dossiers qu'on suit. (…) Le dialogue est fluide, ça change des ministres passés."
Un ministre "sous-estimé" à sa nomination ?
Par rapport à ses prédécesseurs récents, Manuel Valls part avec un avantage : il est ministre d'Etat et numéro trois du gouvernement, à la tête d'un ministère de plein exercice. Des atouts de poids, conjugués à un long CV, qui lui permettraient de mieux peser sur les arbitrages. "C'est le retour des personnalités avec un poids politique fort et une vraie expérience", assure Philippe Moreau Chevrolet, spécialiste de la communication politique. "Ceux qui ne l'appréciaient pas ont sous-estimé sa façon d'aborder les choses, sa capacité à travailler et à s'approprier les dossiers", renchérit un conseiller ministériel. Il est bien meilleur que ce à quoi ils s'attendaient."
"Il s'est dit : 'Je vais la jouer plus discret, bosseur, avec une communication rondement menée, très discrète, solide et cohérente'."
Un conseiller ministérielà franceinfo
Sa stratégie actuelle, souvent loin des plateaux de l'Hexagone, tranche avec ses années socialistes, lorsque l'ex-maire d'Evry saturait l'espace médiatique de propositions qui détonnaient, voire choquaient son propre camp. "Manuel Valls fait partie des politiques qui gagnent à se taire. Pour lui, c'est mieux de ne pas s'exposer", analyse Philippe Moreau Chevrolet, alors que 61% des personnes interrogées par l'institut Ifop, en mars, conservent une mauvaise opinion de lui. Environ un quart des sondés (24%) ont même une très mauvaise opinion de celui qui a perdu les municipales de Barcelone en 2019 et les législatives françaises en 2022.
"Cela ne change rien au logiciel politique qu'il a"
Depuis qu'il est au ministère des Outre-mer, Manuel Valls n'a pas non plus oublié ses sujets de prédilection, que sont notamment la défense d'une conception très exigeante de la laïcité et des propos visant souvent l'islam. Fin mars, il a notamment affirmé sur CNews et Europe 1 que l'antisémitisme venait "essentiellement du monde arabo-musulman". "Une faute politique", cingle Pouria Amirshahi. "Il essaye de faire des efforts, même si ça ne change rien à son logiciel politique, proche du Printemps républicain", abonde Sandra Regol, députée écologiste du Bas-Rhin.
Les prises de position de Manuel Valls divisent au sein de la majorité. "C'est la gauche qu’on aime : sérieuse, régalienne, de gouvernement et intransigeante sur les valeurs", encense Mathieu Lefèvre, de l'aile droite du parti Renaissance. D'autres, étiquetés au sein de l'aile gauche du camp présidentiel, sont plus critiques.
"La seule chose que je peux lui demander, c'est de ne pas s'aventurer sur d'autres sujets."
Un député du groupe Ensemble pour la République (ex-Renaissance)à franceinfo
Manuel Valls ne l'entend visiblement pas de cette oreille et continue de défendre sa voie, en appelant à un "sursaut collectif (…) face aux extrêmes" en vue de l'échéance de 2027, comme il l'a lancé, fin avril, sur RTL, M6, Public Sénat et Le Figaro. Pour l'heure, l'ancien candidat à l'Elysée n'a pas prévu de jouer les tout premiers rôles pour la présidentielle qui s'annonce.
"Est-ce qu'il renaît de ses cendres ? Il n'y a pas de projection, pas d'envie de Manuel Valls dans le pays… Et il a zéro troupes", balaie le conseiller évoqué plus haut. "Il a des dossiers explosifs, mais peut revenir vers des postes régaliens, comme la Défense et les Affaires étrangères", nuance Philippe Moreau-Chevrolet, qui n'exclut pas un retour au premier plan. "C'est le comte de Monte-Cristo, Manuel Valls, avec ce retour aux affaires !" Avant de prétendre à d'autres fonctions ministérielles, l'ancien chef du gouvernement n'a d'autre choix que de trouver une issue favorable à l'épineux dossier néo-calédonien, sur lequel tant de responsables politiques avant lui se sont cassé les dents.