Loris Chavanette : «Notre crise parlementaire n’a rien de nouveau, c’est pour cela qu’elle est grave»

Historien, spécialiste de la Révolution française et du Premier Empire, Loris Chavanette a notamment publié Le 14 Juillet de Mirabeau. La revanche du prisonnier (Tallandier, 2023) et La Tentation du désespoir (Plon, 2024).


Nous venons de vivre pour la première fois de la Ve République une dissolution suivie d’une censure, installant le pays dans une crise politique et institutionnelle durable et irréversible. En renvoyant le ministère Barnier, le Parlement a pris sa revanche sur l’exécutif, cet événement éclairant d’une façon inédite notre modèle français de la séparation des pouvoirs. Historique, il sera enseigné dans les universités de droit.

Depuis 1789 et l’inscription de la séparation des pouvoirs dans la Déclaration des droits de l’homme, nous connaissons des réactions en chaîne lorsque l’un des deux pouvoirs révèle ses limites. Ainsi, sous la IVe République, lorsque l’instabilité du gouvernement d’assemblée met en lumière l’inefficacité d’un parlementarisme exacerbé – notamment à cause de notre incapacité à trouver des compromis tenaces –, l’exécutif se venge en abaissant le prestige du palais Bourbon, comme l’a fait de Gaulle en 1958. De même, quand le pouvoir exécutif énerve les institutions et despotise le jeu parlementaire, le législatif se redresse et brise le joug qui le réduisait à une chambre d’enregistrement. D’une certaine manière, le recours systématique au 49.3 a eu pour conséquence de frustrer la vie et les groupes parlementaires ; le ressentiment causé par une série d’humiliations est un ressort humain qu’on a trop négligé ces derniers temps.

Voici donc sous nos yeux l’ancienne lutte qui fait osciller notre pays, à coups de révolutions, entre ces deux visions de la culture politique française. Au cœur de cet antagonisme très profondément enraciné dans notre passé, se trouve l’énigme de la séparation des pouvoirs à la française, c’est-à-dire le choc entre ces derniers.

Alors que le Parlement était négligé depuis 1962 et l’élection du chef de l’État au suffrage universel, on assiste aujourd’hui à son retour de flamme.

Loris Chavanette

Dès le début du XVIIIe siècle, Montesquieu avait pourtant envisagé les deux systèmes néfastes à éviter à tout prix : soit la concentration des pouvoirs, soit la séparation trop stricte des pouvoirs. Pour l’auteur de L’Esprit des lois, magistrat connaisseur de l’histoire de la République romaine, il fallait avant tout que les pouvoirs collaborent afin d’éviter les situations de blocage et que l’un ne veuille empiéter sur l’autre en abusant de son prestige. D’où son expression fameuse : «il faut que le pouvoir arrête le pouvoir». Ce n’est pas la légitimité, démocratique ou pas, des gouvernants qui l’inquiétait, mais le système constitutionnel afin que les institutions, restant bornées dans leur champ de compétences, cohabitent ensemble de manière non point conflictuelle mais harmonieuse. La science du droit était censée découler et dépendre de la souveraineté, mais dans le même temps en nuancer les différentes voies d’expression et au bout du compte équilibrer la balance des lois.

Or, depuis l’élection du chef de l’État au suffrage universel en 1962, installant une légitimité égale à celle du Parlement et la concurrençant pour finalement la dépasser dans la pratique de la Ve République, le Parlement est négligé. Aujourd’hui, faute de majorité parlementaire claire, nous assistons au retour de flamme du législatif. Ce n’est pas un hasard si la première censure de la Ve République a vu, en 1962, le gouvernement Pompidou renversé par les députés décidés à manifester leur désaccord profond avec le vœu du général de Gaulle de faire adopter par référendum l’élection du chef de l’État au suffrage universel. Les députés de 1962 percevaient les dangers d’une excessive présidentialisation du régime. Avaient-ils vraiment tort ? 2024 apparaît comme le match retour de ce duel.

Or, l’histoire nous enseigne sur cette rivalité au sommet de l’État. Louis XVI surnommé « Monsieur Véto » rechignait à signer les décrets de l’assemblée dans les premières années de la Révolution. Depuis la proscription des Girondins et des Dantonistes sous la terreur, la Convention nationale n’était plus qu’un parlement croupion faisant tout ce que décidait en amont le Comité de salut public sous l’influence de Robespierre. La réaction ne tarda pas et le 9 thermidor (27 juillet 1794) les robespierristes furent envoyés à la guillotine, cette révolution thermidorienne a même été l’occasion de redorer le blason du parlementarisme, car on avait conscience de l’importance du procéduralisme pour prévenir les dangers de l’arbitraire gouvernemental.

Mais que s’est-il passé ensuite sous le Directoire ? Afin d’éviter les abus de la part de l’exécutif, la constitution de 1795, adoptée par plébiscite, a établi un système de séparation stricte entre les pouvoirs : par conséquent, le pouvoir exécutif ne pouvait pas dissoudre les deux assemblées (c’est notre première expérience de bicaméralisme), et, réciproquement, les députés ne pouvaient renverser les ministres (la situation inverse à la nôtre, en résumé). Mais quand, en 1797, après de nouvelles élections législatives, la majorité parlementaire bascula à droite (je simplifie) tandis que le gouvernement restait à gauche, la séparation stricte des pouvoirs bloquait tout. Que faire ?

Deux positions se sont alors affrontées. D’un côté, Lazare Carnot, membre du Directoire exécutif à cinq têtes et ancien membre du Comité de salut public, proposa de faire un geste d’apaisement envers les assemblées en trouvant un compromis avec la nouvelle majorité parlementaire. Pour lui, les ministres considérés trop à gauche devaient être remplacés par de nouveaux plus en accord avec le nouveau rapport de forces politiques. De l’autre côté, ses collègues membres du Directoire exécutif, dont Barras, jouaient la carte du conflit ouvert avec l’assemblée qualifiée de réactionnaire et même de royaliste, tandis qu’eux s’autoproclamaient «les premiers magistrats de la République» et garants de cette dernière.

En définitive, lors de la séance du 16 juillet 1797 (dont j’ai consulté le procès-verbal original aux archives nationales), Carnot proposa «de faire marcher la Constitution [par] la réunion du Directoire à la majorité du Corps législatif», sorte de politique de la main tendue pour trouver un terrain d’entente, les autres directeurs refusèrent net et démirent au contraire les seuls ministres qui étaient encore un peu populaires auprès de l’assemblée. C’est ce qu’on appelle «la journée des dupes», pendant laquelle le modéré Carnot est pris à son propre piège et vaincu par plus radical et donc plus fort que lui. La crise fut donc résolue par un énième coup de force armé contre les députés, non point cette fois-ci réalisé par les Sans-culottes munis de vulgaires piques comme en 1793, mais opéré par l’armée elle-même. Et c’est Napoléon, alors en Italie volant de victoire en victoire, qui permit à distance ce coup de force militaire et antiparlementaire qu’il appuya. 

Au lieu de l’instabilité à laquelle pouvaient habituer les interminables et verbeuses discussions parlementaires respectant la liberté d’expression et le principe du contradictoire, l’exécutif avait fini par briser les reins du parlementarisme qui venait justement de faire peau neuve après le 9 thermidor et la fin de la Terreur. On connaît la suite : loin de se sauver, le Directoire, par son autoritarisme, allant jusqu’à annuler les résultats électoraux qui lui déplaisaient et faire condamner à la déportation sans jugement des élus (dont Carnot et les présidents des deux chambres), fut renversé un certain 18 brumaire par Napoléon. Ce dernier mit sous cloche la vie parlementaire française et apposa une chape de plomb sur la société en limitant drastiquement la liberté de la presse.

En voulant conjurer un mal ancien, le général de Gaulle n’a-t-il pas jeté les bases des divisions que sont les nôtres actuellement, en négligeant le Parlement depuis le commencement ?

Loris Chavanette

Nous vivons en 2024 l’inverse exact de 1797 et 1799, dans la mesure où le Parlement a le dernier mot… du moins pour l’instant. L’heure est pourtant grave, parce que même si nous ne sommes pas devant l’impérieuse nécessité de finir une révolution comme l’était Bonaparte, nous sommes confrontés à l’urgence d’éviter qu’une nouvelle révolution ne commence à cause de la crise de la dette publique, étant donné qu’elle est toujours le prolégomène à l’embrasement.

Néanmoins, il est bien trop tôt pour savoir si la récente censure du gouvernement par les députés établit la puissance ressuscitée de ces derniers ou bien si elle est la démonstration de l’incapacité des régimes parlementaires, en France, à prendre des résolutions rapides, fermes, et parfois même impopulaires, afin de gérer un Etat en crise. Faut-il davantage examiner la censure du point de vue de la juste responsabilité des ministres devant l’assemblée, ou bien au regard de l’irresponsabilité de celle-ci vis-à-vis des comptes publics, et donc de l’intérêt de la France ? Les gouvernements élus n’ont-ils pas souvent, au regard des circonstances, de bonnes raisons de passer au-dessus des discordes et lenteurs parlementaires afin d’adopter dans l’urgence et par nécessité des mesures qu’ils jugent impératives ? Dans notre tradition politique, ce n’est jamais le travail parlementaire ordinaire qui sort le pays de la crise ou la lui évite. Et, dans le même temps, tout régime qui emploie la force se condamne, tôt ou tard, à subir un revers de fortune, car les parlements ne pardonnent pas ceux qui les ont les négligés. Ont-ils tort de cela ?

Ainsi, tout ce qui se passe aujourd’hui est la conséquence d’une longue chaîne d’événements nous faisant prendre conscience de l’échec systémique de nos constitutions à trouver l’harmonie entre les pouvoirs exécutif et législatif. Le renversement du premier ministre Michel Barnier démontre de la plus spectaculaire des manières pourquoi le général de Gaulle, au sortir de la IVe République, avait voulu lutter contre l’instabilité à laquelle condamne le parlementarisme français incapable aux compromis, en donnant la suprématie au chef de l’État en cas de fait majoritaire. On peut alors se demander si en voulant conjurer un mal ancien, le général de Gaulle a réussi son pari de restaurer l’autorité de l’État – et sans doute, en son temps, on peut considérer qu’il y est parvenu en recourant à l’article 16 de la Constitution –, ou s’il n’a pas jeté les bases des divisions que sont les nôtres actuellement, en négligeant le Parlement depuis le commencement.