Eugène Boudin au Musée Marmottan-Monet, une plage de bonheur et de liberté
Un trésor unique et insoupçonné. Quand il découvre, l’année dernière, la collection de Yann Guyonvarc’h dédiée à Eugène Boudin (1824-1898), l’historien de l’art Laurent Manoeuvre n’en croit pas ses yeux. Devant lui, des dizaines et des dizaines de toiles, exécutées par « le roi des ciels » (selon Camille Corot) et rassemblées par un propriétaire inconnu de nombreux spécialistes.
« Je ne connaissais certaines œuvres qu’en reproduction et en noir et blanc dans le catalogue raisonné, indique l’expert, ancien commissaire de l’exposition « Eugène Boudin, au fil de ses voyages », organisée en 2013 au Musée Jacquemart-André. Par exemple, j’avais toujours rêvé de voir “en vrai” La Rade de Brest. Dans mon esprit, il était capital de dévoiler au public cet ensemble qui atteignait un haut degré de perfection. »
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Une initiative saluée par Yann Guyonvarc’h, qui a jeté son dévolu sur le peintre il y a presque deux décennies (après avoir lu divers ouvrages) et avait à cœur de lui rendre hommage à l’occasion du bicentenaire de sa naissance. « Afin de préserver sa mémoire, faire partager son génie et lui rendre toute la place qu’il mérite », confie ce passionné, qui détient environ 200 huiles dans son appartement. Restait à trouver un espace prestigieux pour faire rayonner une partie de cette caverne d’Ali Baba de la meilleure façon. Ce sera le Musée Marmottan-Monet, dont le fonds a également été utilisé pour enrichir ce passionnant parcours* élaboré par le même Laurent Manoeuvre.
Palette vive
Une décision frappée du sceau du bon sens. Boudin, né à Honfleur, n’a-t-il pas été une des premières personnalités à reconnaître les talents du jeune Claude Monet ? « Vous êtes doué, ça se voit », lui affirma-t-il un jour. « Il est celui qui a entraîné Monet hors de la papeterie dans laquelle il vendait ses caricatures », glisse le directeur des lieux, Erik Desmazières. Estime réciproque : l’homme de Giverny souligna toujours l’importance des encouragements du maître ainsi que son influence.
Il n’y a jamais de faiblesse dans sa peinture. Il possède une technique parfaite
Laurent Manoeuvre
D’emblée, le lien Boudin-Monet est établi via le dialogue entre une scène de plage de l’aîné, saisie à Deauville, et un décor immortalisé par son élève à Trouville. Une halte normande où le visiteur peut admirer la palette vive et le trait raffiné du génial autodidacte. « Chez lui, les couleurs sont toujours justes », insiste le collectionneur. « Il n’y a jamais de faiblesse dans sa peinture. Il possède une technique parfaite »,abonde Laurent Manoeuvre. Résolument moderne, Boudin restera dans la mémoire collective comme l’inventeur de ces reconstitutions réjouissantes de la vie quotidienne au bord de la mer.
« Elles font partie des œuvres très recherchées, n’ayant été réalisées que dans une période relativement courte, observent les organisateurs. Mais on mesure pleinement ici qu’il ne peut être réduit à cette seule thématique. » En effet, de nouvelles splendeurs apparaissent, qui toutes transmettent une certaine joie de vivre – y compris quand le climat se rafraîchit ! La spontanéité et la précision sont de mise. On entend presque souffler le vent dans les branches. Avec la même aisance, l’élève du peintre animalier Constant Troyon croque les troupeaux de bovins dans les prés.
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Les reflets du jour sur leurs peaux suscitent l’admiration. La nature est à l’honneur. Très loin de l’atmosphère parisienne qu’il n’a jamais dépeinte dans le moindre tableau connu ! De quoi asseoir davantage sa réputation d’artiste à part. « On constate à quel point il était un homme humble, sincère et discret, se réjouit Yann Guyonvarc’h. On sent qu’il observe, qu’il ne s’impose pas dans ses compositions pleines de fraîcheur et si belles à contempler. Quelle que soit l’époque, quel que soit le lieu. »
Coutumes locales
Fort éclectique, la collection présente un large éventail de ses escapades à travers la France. Difficile de ne pas être séduit pareillement par ses panoramas bretons ! Même gamme variée de coloris, même intensité dans la touche. Par tous les temps, l’homme se montre stoïque devant son chevalet. Mais la région possède d’autres atouts à ses yeux. « Les gens, c’est le côté intéressant du pays », témoignait-il.
Marié en 1863 à une femme originaire du Finistère, il se passionne aussitôt pour les coutumes locales et les costumes traditionnels. D’émouvantes scènes d’intérieur (extrêmement rares) tranchent avec la majesté extraordinaire de La Rade de Brest, exposée au Salon de 1870 ! « Ces grands formats donnent généralement lieu à de rudes batailles aux enchères, sourit Yann Guyonvarc’h. C’est comme un virus qui se transforme en maladie, mais le sacrifice en vaut la peine. » Nulle sensation de répétition malgré la similitude des sujets, imposés par des commandes, ce dont Boudin se plaignait lui-même ! Comme si chacun de ses séjours hors de ses terres de prédilection lui donnait l’occasion de renouveler son art.
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Dans le Sud-Ouest, il se révèle à l’aise dans l’utilisation de toutes les nuances de gris. Même excellence dans ce registre. « La sélection a parfois été difficile, précise Laurent Manoeuvre. À titre d’illustration, Yann Guyonvarc’h possède trois vues de Bordeaux… et les trois sont très belles ! » À Villefranche-sur-Mer, Eugène Boudin s’installe « dans une délicieuse villa qui regarde la mer et qui est adossée à la montagne ». À cette occasion, il se déclare « au paradis ». Tous les voyants sont au vert. Mais cela ne dure pas. L’Italie lui ouvre des horizons inédits. Son tableau Venise, le campanile, le Palais ducal, où il dévoile un paysage tout en sobriété, est un modèle du genre. À des années-lumière de l’image de carte postale véhiculée par certains de ses contemporains ! L’artiste n’était pas du genre à transiger ou tricher.
Les anecdotes se succèdent salle après salle. Dans la section « Le Havre, la ville de la désillusion », le visiteur prend connaissance de son dépit envers les municipalités successives du grand port français où ses parents ont pourtant élu domicile en 1835 et où il peindra de splendides toiles. Par testament, il se contentera de gratifier la ville « d’une étude ou deux »… avant que son frère Louis ne répare l’affront en léguant d’autres travaux. Une chance pour les organisateurs, qui ont pu bénéficier de prêts du Musée d’art moderne André Malraux de la cité normande, mais aussi du Musée des beaux-arts d’Agen.
Des surprises surgissent encore. Ainsi cette Flotte anglaise qui vient prendre les restes des soldats enterrés dans la citadelle, sa seule œuvre dédiée à un épisode historique. Mais Eugène Boudin a-t-il révélé tous ses secrets ? Peintre prolifique – on lui doit quelque 4000 toiles et plus d’un millier de dessins –, il est régulièrement sous les feux des projecteurs dans les salles de vente où ses travaux recueillent un succès jamais démenti. Bien entendu, Yann Guyonvarc’h se tient aux aguets. « Je ne suis qu’un gardien, conclut-il. Les œuvres, elles, traverseront le temps et auront encore vocation à être admirées. » Au grand jour, comme ici.
* « Eugène Boudin. Le père de l’impressionnisme : une collection particulière », Musée Marmottan-Monet, Paris 16e, jusqu’au 31 août.
Un hors-série exceptionnel
À l’occasion de l’exposition du Musée Marmottan-Monet, Le Figaro Hors-série consacre au « peintre des plages » un splendide numéro, richement illustré, qui rend justice au talent de ce peintre méconnu : quinze ans avant les impressionnistes, il inventa une peinture où la lumière dissout les formes, où le motif est avant tout l’instantanéité.
Récit de sa vie en neuf journées, du chroniqueur mondain sur la plage de Deauville au « séraphin des ciels » loué par Courbet et Baudelaire ; portraits croisés avec les peintres et les écrivains de son temps ; entretien avec le commissaire de l’exposition ; rencontre avec le collectionneur passionné auquel on doit cette très belle exposition – Yann Guyonvarc’h : le plus bel hommage au discret génie d’Honfleur.
Eugène Boudin, le père de l’impressionnisme, « Le Figaro Hors-série », 160 p., 14,90 €, en kiosque et sur lefigarostore