Dans les coulisses de la Fondation Bisazza, à la découverte de ses oeuvres en mosaïque monumentales

Quel est le point commun entre le designer Alessandro Mendini, la maison Emilio Pucci et le photographe Nobuyoshi Araki? Entre le Louisiana Museum au Danemark et les stations du métro de Naples? La mosaïque de la maison Bisazza, pardi! L’entreprise fondée en 1956 par Renato Bisazza, reprise depuis par ses enfants Piero et Rossella, ne se présente plus, avec ses points de vente à travers le monde et ses collaborations avec les plus grands architectes d’intérieur, décorateurs et designers: rien que ces dernières années, le leader du marché de la mosaïque en pâte de verre signait des collections avec, entre autres, Fornasetti (2020), Studio KO (2022) ou encore Vincent Darré (2023). Et si l’on connaît bien les réalisations de la maison, du décor monumental sur mesure aux motifs réalisés à la main dans leurs ateliers de Vicence, le bâtiment situé juste à côté de la manufacture, quant à lui, est plus confidentiel.

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Le masque géant «Godot», imaginé par Fabio Novembre (2003), recouvert de mosaïque à fond d’or, veille sur le patio. Andrea Resmini

Rossella Bisazza nous accueille tout sourire dans cette ancienne usine de la maison, réhabilitée par l’architecte Carlo Dal Bianco, avec la complicité de Piero Bisazza, et transformée en espace d’exposition de 7 500 m2: la Fondation Bisazza est l’aboutissement de longues années de réflexion et de travaux intenses. Inaugurée à l’été 2012 avec une mise en scène de John Pawson, «Plain Space. Architecture and Design», réalisé en collaboration avec le Design Museum de Londres, la fondation s’articule autour de quelques grands axes: une collection permanente de pièces uniques qui ne cesse de s’enrichir, des expositions temporaires, un dialogue avec d’autres institutions internationales, des cycles de conférences… le tout ouvert gratuitement au public - un détail qui a son importance dans un pays où l’accès à la culture devient de plus en plus élitiste. Il faut donc saluer le dynamisme des lieux, entièrement soutenus par la marque et ne bénéficiant d’aucun financement extérieur.

L’entrée de la Fondation Bisazza donne le ton: ici, la mosaïque prend le pouvoir et nous plonge dans un monde démesuré. sdp

Ici, les artistes ont carte blanche. Seule contrainte, sans surprise, user de la mosaïque Bisazza pour la réalisation d’une œuvre. Rossella Bisazza acquiesce: «Au départ, nous ne l’imposions même pas. C’est venu très naturellement. Leur approche du matériau est toujours passionnante. Pour certains, c’est une première. Mais cela implique toujours une collaboration avec nos ateliers, des réflexions techniques parfois très poussées pour suivre un dessin original.» C’est le cas de cette monumentale installation murale aux tesselles coupées à la main, Amelie Pink Pucci, réalisée en 2016 avec la maison Emilio Pucci et reprenant l’un des motifs iconiques de la marque. Jeanne Boyer, assistante de direction chez Bisazza et une des mémoires de la fondation, se souvient: «Il était impossible, d’un point de vue technique, de reproduire le rose très vif du motif Pucci. Nous avons contourné le problème en obtenant, à partir d’émaux pétris dans le verre en fusion, ce ton plus sage dont la brillance rappelle la soie en mouvement.»

Avec «Love Over All» (2003), Fabio Novembre réalise une impressionnante mosaïque en trois dimensions, allant du dégradé de bleu à celui de rose pour symboliser l’union de deux êtres Ottavio Tomasini
Gros plan sur son masque «Godot». Lorenzo Ceretta
«Fractured Idols I Mosaic», une œuvre réalisée à partir d’une technique numérique par Daniel Arsham sdp
«Divano a Mare», la méridienne entièrement recouverte de mosaïque imaginée par Sandro Chia en 2003. Ottavio Tomasini

Un casse-tête de nuances et de couleurs déjà expérimenté avec l’installation Rock Chamber d’Arik Levy, en 2012. Dans cette importante grotte aux angles affilés, entièrement recouverte de mosaïque aux reflets -or et bleutés, les artisans de Bisazza ont réussi le tour de force de faire pénétrer dans tant de tesselles l’aventurine, ce type de verre rouge aux reflets métalliques obtenu de manière presque aléatoire grâce aux cristaux de cuivre dispersés dans sa masse. Une opération extrêmement délicate, puisque le cristal de cuivre disparaît lors d’une chauffe trop importante. Il faut donc le produire, le concasser et le faire à peine fondre pour le mélanger au verre liquide, ici bleuté.

Le nom bien connu d’Alessandro Mendini, l’un des designers préférés de l’Italie, est ici quasiment sacré. Sous son règne en tant que directeur artistique de la compagnie de 1995 à 1999, la mosaïque gagne en visibilité, intégrée aux plus grands projets architecturaux, de la Fondation Cartier à Paris au Louisiana Museum danois, en passant par le Groninger Museum des Pays-Bas ou encore le quartier Maghetti de Lugano. L’architecte signe aussi le premier showroom à Milan, Casa Bisazza, puis celui de New York. Et commande des pièces en mosaïque à des artistes de renom à l’occasion de l’exposition «Artinmosaico» de Naples, qu’il conçoit en 1996. «C’est lui qui a planté la graine de la fondation dans les esprits. Il disait toujours que la mosaïque gagnait à être connue en dehors d’une piscine américaine, qu’il fallait en prendre la mesure, l’assumer pleinement, explorer ses possibilités», s’anime Jeanne Boyer, qui a travaillé de concert avec le maître.

Quelques pièces exceptionnelles en sont les témoins à la fondation. Comme la série Mobili per Uomo, qui détaille avec humour la garde-robe de l’homme moderne: neuf sculptures monumentales, réalisées en 1997 avec les ateliers, entièrement tapissées de mosaïque en or 24 carats et simplement posées sur de rustiques casiers métalliques.

Fondée en 1956 par Renato Bisazza, l’entreprise familiale s’appuie sur des savoir-faire traditionnels tout en adoptant les technologies les plus avancées. Ici, «Fractured Idols I Mosaic», œuvre de Daniel Arsham (2024) réalisée à partir d’une technique numérique. Matteo Imbriani.jpg

Quelques salles plus loin, le célèbre fauteuil Proust, imaginé par le designer en 1978 et devenu une icône du design, trône dans une version démesurée de 2005. Les fameuses touches pointillistes d’Alessandro Mendini s’y sont transformées en tesselles coupées et placées manuellement, soigneusement choisies pour leur opacité, idéale pour les couleurs très vives et donnant presque l’illusion de la céramique. Ce sont celles que l’on utilise traditionnellement pour les sols, nous explique-t-on. Après tout, Mendini lui-même affirmait, non sans humour, qu’avec un carré de 2 x 2 cm, on pouvait recouvrir la surface du monde entier, à la manière du roi Midas qui transformait tout ce qu’il touchait en or. Le Cavalier de Dürer est la dernière œuvre spectaculaire du designer pour la fondation. Créée pour la Triennale de Milan et installée en 2011, elle met en lumière le travail infiniment méticuleux des mosaïstes avec des tesselles argentées (effet obtenu en réalité grâce à l’or blanc) et surtout texturées - un fini obtenu en appliquant le verre en fusion sur une surface qui n’est pas lisse.

L’artiste aurait sans doute été intéressé par les nouvelles possibilités du matériau obtenu grâce à la technologie: ainsi la mosaïque digitale, si elle demeure un savoir-faire entièrement réalisé à la main, s’appuie-t-elle, à la manière des logiciels d’architectes d’intérieur, sur des plans en trois dimensions préétablis et des calculs précis permettant de délimiter la surface à garnir et l’orientation des tesselles. De quoi pousser la recherche un peu plus loin. En 2024, Bisazza présentait au Salone del Mobile milanais deux œuvres en édition limitée de Daniel Arsham. Fractured Idols I Mosaic et Fractured Idols VI Mosaic avaient été réalisées en mosaïque de verre grâce à une technique numérique.

La même année, Daniel Talens était nommé directeur général de la marque, tandis que Piero Bisazza devenait président du conseil d’administration. De quoi laisser encore plus de temps à ce dernier pour s’occuper, avec sa sœur, de leur fondation chérie. «Nous cherchons à agrandir notre espace d’exposition sur place, confirme Rossella Bisazza. En 2015, nous y avons inauguré un lieu entièrement consacré à la photographie d’architecture. Et en 2019, un deuxième se concentrant sur des œuvres acquises auprès de Nobuyoshi Araki qui avait également réalisé une campagne de publicité pour la marque. Bien évidemment, nous avons beaucoup de projets en cours avec différents designers…» Nous n’en saurons pas plus. Il faudra revenir.