Arnaud Mias et Louis-Marie Barnier, sociologues : « La condition intérimaire dit beaucoup sur la dégradation du travail »

Un collectif de chercheurs vient de publier la Condition intérimaire aux éditions la Dispute. Cet ouvrage montre comment les travailleurs intérimaires sont majoritairement cantonnés aux emplois peu qualifiés et n’ont pas de moyens de transformer leurs conditions de travail.

Pourquoi vous a-t-il paru important de consacrer une étude sur l’intérim ?

Arnaud Mias : Il est important de poser la question de la précarisation de l’emploi au regard des conditions de travail. On a tendance à considérer la relation comme banale aujourd’hui avec l’institutionnalisation du statut intérimaire.

Louis-Marie Barnier : Notre porte d’entrée était la prévention des risques en milieu professionnel. Nous avons engagé cette étude il y a sept ans, à un moment où la problématique des accidents du travail était très peu soulevée dans le débat public. C’était même un point aveugle dans le travail précaire.

Le statut d’intérimaire reste-t-il aux marges du salariat traditionnel ?

Arnaud Mias : Avec l’institutionnalisation de l’intérim depuis cinquante ans et peut-être de manière encore plus marquée depuis vingt ans, il y a une volonté de la branche professionnelle de réguler ce statut et de construire des droits spécifiques pour les travailleurs intérimaires. Mais ce qui est développé par la négociation collective reste aux marges du travail. Ce sont des droits sociaux qui n’affectent pas les conditions de travail dans les entreprises utilisatrices.

Pourquoi est-ce pertinent de parler d’une condition intérimaire au singulier ?

Louis-Marie Barnier : Les profils des intérimaires que l’on a rencontrés étaient très divers, aussi bien au niveau de l’âge, de la durée des missions d’intérim ou de l’ancienneté comme intérimaire. Mais tous nous ont raconté des éléments vraiment convergents concernant ce qu’ils ont vécu, leurs expériences de travail et leur itinéraire professionnel.

Arnaud Mias : Il y a une tendance à relativiser les conditions de travail réservées aux travailleurs intérimaires en insistant sur l’hétérogénéité des situations. Dans notre ouvrage, non seulement nous contestons cela, mais nous soulignons qu’il y a bien une condition intérimaire.

Parmi les principales caractéristiques de cette condition, quel rôle la subordination à la hiérarchie joue-t-elle ?

Louis-Marie Barnier : Il y a une beaucoup plus grande subordination des intérimaires par rapport aux consignes nées des situations de travail, notamment parce qu’ils ne peuvent pas intervenir sur l’organisation du travail. Ils le font tout de même parfois par volonté, mais à leurs risques et périls. Ils sont aussi dans une situation marginale par rapport aux collectifs de travail. Leur relation par rapport à ces collectifs est ambivalente.

À la fois ils reçoivent beaucoup d’aide, plus d’ailleurs que d’autres salariés, et heureusement parce que sinon ils ne sauraient pas comment effectuer les tâches qu’ils découvrent à chaque nouvelle mission. Mais en même temps, ils ne sont jamais vraiment intégrés dans le collectif. On leur rappelle sans arrêt par différents éléments qu’ils y sont extérieurs.

Un autre élément de cette condition que vous mettez en évidence, c’est la solitude des intérimaires face à la prévention des risques professionnels. À quoi cette solitude est-elle due ?

Arnaud Mias : C’est la conséquence d’une défaillance systémique. La prévention des risques est pensée dans le cadre d’une relation d’emploi durable et stable avec un employeur. Or, le statut intérimaire s’inscrit dans une relation triangulaire entre le travailleur, l’employeur, qui est l’agence d’intérim, et l’entreprise utilisatrice dans laquelle il travaille.

L’employeur n’est donc pas celui qui organise concrètement l’activité de travail, ce qui fragilise complètement, voire sape les bases à partir desquelles on pense la prévention des risques professionnels pour ces salariés intérimaires. Cela entraîne des effets d’aveuglement, de non-prise en compte des situations vécues par les travailleurs intérimaires.

Louis-Marie Barnier : Le document d’évaluation des risques des agences d’intérim n’intègre pas ceux vécus par les intérimaires dans les entreprises où ils sont missionnés. Et inversement, dans les entreprises où ils travaillent, le fait qu’ils soient intérimaires n’est pas pris en compte lors de l’évaluation des risques. Donc l’intérimaire n’a pas droit à une évaluation spécifique de ces risques.

Est-ce que cela a pour conséquence une usure plus grande des intérimaires par rapport aux autres salariés ?

Louis-Marie Barnier : Au sein même de l’organisation du travail dans les équipes, ils sont placés dans des situations avec une usure beaucoup plus grande et avec des risques professionnels plus importants. En logistique par exemple, ils feront plus de manutention que d’autres. Les intérimaires que l’on a rencontrés souvent avaient des interruptions de carrière, ou des positionnements liés aux accidents du travail ou maladies professionnelles qu’ils ont subis. Cela les oblige à porter une plus grande attention à leur corps.

Arnaud Mias : Beaucoup d’intérimaires considèrent la période entre deux missions comme un temps de récupération. En considérant qu’ils vont récupérer après, la tendance est encore une fois à invisibiliser leurs conditions de travail et leur usure précoce plus rapide que pour les autres salariés.

Qui sont les intérimaires, ont-ils un profil commun ?

Louis-Marie Barnier : L’élément central, c’est que ce sont plutôt des catégories populaires, et qu’ils sont missionnés dans les emplois les moins qualifiés. Cette idée d’intérimaires qui seraient les plus qualifiés et passeraient d’un emploi très qualifié à un autre, c’est une frange très faible des intérimaires. Ils font partie des catégories sociales qui ont la moins grande capacité à s’exprimer, d’abord socialement mais aussi dans les entreprises. Leur faible capacité à influer sur l’organisation du travail est une des principales caractéristiques de cette population.

Par ailleurs, on a beaucoup l’image d’un travail masculin. Mais un tiers des intérimaires sont des femmes, on en a rencontré beaucoup pour notre étude. Elles combinent l’invisibilité des risques pour les métiers féminins en général avec les propres situations vécues dans le travail intérimaire. C’est notamment le cas des femmes de ménage, qui manient des produits et n’ont pas la capacité d’intervenir dans l’organisation du travail pour améliorer tel produit ou telle procédure.

Arnaud Mias : Il existe aussi une représentation des intérimaires comme étant des jeunes mais on s’aperçoit qu’il y a une part conséquente et en croissance des intérimaires de plus de 50 ans, donc on vieillit aussi dans l’intérim.

Louis-Marie Barnier : On vieillit mais on ne progresse pas puisque c’est une branche où il n’y a pas de grille de classification, et c’est peut-être l’une des seules d’ailleurs. Chacun est payé en fonction du poste qu’il occupe quand il arrive dans l’entreprise.

Ce sont ces éléments-là qui vous conduisent à dire que la condition intérimaire est une déclinaison de la condition ouvrière ?

Louis-Marie Barnier : Le terme de condition ouvrière a été repris de l’ouvrage de Simone Weil, où elle insistait beaucoup sur la soumission à laquelle étaient conduits les ouvriers à cette époque-là. On a retrouvé dans sa description ce que nous avons vu concernant les intérimaires : cette idée que les humiliations, les brutalités, les manques d’égard rappellent qu’on ne compte pas et qu’on n’est pas chez soi. Il nous a semblé que cette idée de ne pas être chez soi était une caractéristique de cette condition intérimaire aujourd’hui.

Arnaud Mias : Il y a aussi cette amertume dont elle parle et qu’on a beaucoup ressentie dans les discours à cause des conditions dégradées de travail. Il y a des résistances, mais aucun moyen, ni perspectives pour véritablement transformer la situation.

Comment les organisations syndicales se sont-elles emparées du statut d’intérimaire ?

Louis-Marie Barnier : Elles se placent en interlocuteur des employeurs de travail temporaire et ont construit un statut social qui peut être la continuation des droits sociaux mais détachés du travail. Certains éléments sont très importants pour la vie quotidienne des intérimaires, mais restent détachés du travail et de son organisation. Cela constitue une particularité car les droits sociaux sont d’habitude une continuation de la reconnaissance du rôle dans l’organisation du travail par les entreprises.

En quoi la distinction qui est faite entre emploi et travail nuit à la condition intérimaire ?

Arnaud Mias : La relation triangulaire a tendance à séparer les enjeux d’emploi des enjeux du travail. C’est l’agence d’intérim qui va se préoccuper plutôt de trouver un emploi, de proposer des missions, éventuellement de donner accès à des certifications, des petites formations qui permettront un ajustement à des postes de travail, mais elle n’a aucune prise sur les conditions de travail effectives dans les entreprises. Cette dissociation emploi et travail produit de l’invisibilité, de l’aveuglement sur les conditions de travail qui eux-mêmes en retour ont des effets sur le rapport à l’emploi, sur l’évolution de la carrière.

Vous affirmez que la condition intérimaire est le symptôme d’une fragilisation générale des protections collectives du salariat. Pourquoi ?

Arnaud Mias : La condition intérimaire concerne tous les salariés parce qu’elle dit aussi beaucoup de choses des transformations de la société salariale et de la dégradation globale des conditions de travail et de la santé au travail. C’est une question qui soulève des questions générales concernant le salariat, et non une fraction isolée.

« La Condition intérimaire », collectif, éditions la Dispute, 168 pages, 16 euros

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