"Il veut montrer qu'il gouverne" : Sébastien Lecornu change-t-il de stratégie pour tenter de faire voter le budget par une majorité de députés ?

Un micro posé dans la cour de Matignon sans autre décorum et Sébastien Lecornu qui prend la parole quelques minutes, avant de remonter dans son bureau. Ce n'est pas encore un rituel, mais cela commence à définir un style de communication. Lundi 24 novembre, le Premier ministre s'est exprimé pour la troisième fois sous cette forme, après le rejet de la partie "recettes" du budget par les députés dans la nuit de vendredi à samedi.

Le chef du gouvernement a appelé les forces politiques à débattre et voter dans les prochaines semaines spécifiquement sur des priorités "absolues" comme la sécurité, la défense, l'agriculture et l'énergie, dans un contexte de "blocage" budgétaire. S'agit-il d'un changement de stratégie ou d'un nouveau coup de pression sur les parlementaires ? Tente-t-il de se sortir du marasme des débats budgétaires vis-à-vis de l'opinion publique en se projetant sur le long terme ? Eléments de réponse.

"Le vote de vendredi soir est un échec"

Après 125 heures de débats, 404 députés ont rejeté samedi la partie "recettes" du projet de loi de finances pour 2026, un seul a voté pour et 84 se sont abstenus. Si Sébastien Lecornu a minimisé dans un premier temps ce rejet quasi unanime, considérant "qu'il y avait quelque chose d'attendu", il espère qu'un budget pourra être voté sans passer par les ordonnances ou par une loi spéciale. Il délivre le message "que rien n'est encore définitif, mais que le pays joue avec les limites de la normalité démocratique", selon la formule de son entourage. "Il théâtralise et dramatise la séquence, mais ne change pas de méthode", commente un cadre socialiste auprès du service politique de France Télévisions.

"C'est avant tout une justification", estime Harold Huwart, député du groupe centriste Liot, le seul à avoir voté en faveur du texte. "Le vote de vendredi soir est un échec. Cet échec met le doigt sur un problème de méthode. Négocier au fil de l'eau avec les groupes parlementaires, ça ne peut pas marcher", analyse l'élu d'Eure-et-Loir, rappelant qu'il avait prédit cette déroute.

"Ce n'est pas une reprise en main, mais c'est normal qu'il prenne la parole", appuie une députée influente du groupe macroniste Ensemble pour la République (EPR). "Ça montre qu'il est et qu'il reste Premier ministre, et il place les parlementaires devant leurs responsabilités", poursuit-elle. Il s'agit bien d'un nouveau coup de pression, en tout cas vécu comme tel par la présidente du groupe écologiste à l'Assemblée, Cyrielle Chatelain. "C'est la même stratégie depuis trois mois. On a un Premier ministre qui est dans le report de la responsabilité sur les parlementaires", juge l'élue de l'Isère.

Le RN et LFI ciblés par le Premier ministre

Le Rassemblement national (RN) et La France insoumise (LFI) sont les deux groupes visés en premier lieu par Sébastien Lecornu. Le Premier ministre dénonce une "forme de cynisme" et les "errements idéologiques" de certains partis politiques qui "bloquent la situation" concernant le budget. "C'est encore nous le problème ?! C'est de l'hallu de manquer à ce point d'humilité et de sens de l'autocritique", cingle la députée LFI de Paris Danièle Obono.

Du côté du RN, les réactions se font rares. Une conférence de presse est prévue mardi après-midi pour dresser "le bilan des discussions budgétaires". La patronne du groupe RN à l'Assemblée, Marine Le Pen, et son lieutenant sur le front budgétaire, Jean-Philippe Tanguy, devraient apporter leur réponse à cette occasion.

"Il faut rompre les ponts avec ceux qui veulent le blocage", décrète, solennel, le Premier ministre dans un appel à peine déguisé au PS. "Il se trompe de cible", rétorque Romain Eskenazi, porte-parole du groupe socialiste. "Le RN et LFI, on connaît leurs positions. Le groupe qu'il faut secouer, c'est sa supposée majorité. S'il y a une reprise en main, c'est envers ceux qui sont censés soutenir le gouvernement, LR et Horizons", poursuit l'élu du Val-d'Oise.

La méthode de "l'entonnoir"

Sébastien Lecornu ne se contente pas de simples incantations. Le Premier ministre propose un nouveau tour de concertations avec les formations politiques représentées à l'Assemblée nationale et au Sénat et les partenaires sociaux. L'objectif est "de recréer un cadre de compromis en amont de la reprise du budget", explique-t-on à Matignon. Et dans cette perspective, le chef du gouvernement souhaite donc que les députés puissent voter sur d'autres sujets que strictement le budget, comme l'agriculture, la décentralisation, l'énergie ou les questions de défense, dès la semaine prochaine pour ces dernières. L'article 50.1 de la Constitution le permet. "Cet article dispose que le gouvernement peut faire une déclaration et qu’ensuite un vote a lieu sur celle-ci, sans que cela engage la responsabilité du gouvernement", rappelle le constitutionnaliste Benjamin Morel sur son compte X. Reste, précise l'expert, que "ces votes sont purement indicatifs et n’emportent pas l’adoption de parties du budget".

Cette méthode est qualifiée de celle de "l'entonnoir" par l'entourage du Premier ministre. Il s'agit "de créer des majorités thématiques". "Il tâtonne", traduit l'écologiste Cyrielle Chatelain. "Faire croire que ces votes vaudraient accord sur le budget, personne ne serait dupe", ajoute-t-elle. "Le format sera d'ordre très général et ne permettra pas d'entrer dans le détail comme lors d'un vote ordinaire, avec des amendements. Il nous demande un chèque en blanc, juge l'insoumis Aurélien Saintoul. Il gagne du temps et tente de sauver la face en faisant oublier le fait que son budget a été rejeté à 404 voix contre une." "On ne prend pas en otage les parlementaires. Mais on verra par grands blocs qui pense quoi", répond Matignon.

"Le sujet n'est pas de gagner du temps, mais d'avancer patiemment vers la solution", estime au contraire Harold Huwart. "Si c'est juste faire débattre les députés entre eux, on a déjà donné. Ça n'a de sens que s'il s'agit de resserrer les points durs qui doivent faire l'objet de négociations entre les groupes des LR au PS qui peuvent voter le budget", ajoute le député Liot.

"Lui, il sait où il habite"

Sébastien Lecornu souhaite-t-il, en évoquant d'autres sujets que le budget, dissocier son image de l'impasse des débats budgétaires et se projeter dans la durée ? "Il veut montrer qu'il gouverne", relativise un cadre socialiste. "C'est une opération de communication pour faire croire qu'il s'inscrit dans la durée, mais ses heures sont comptées", estime, plus sévère, le député LFI de Seine-Saint-Denis Thomas Portes. "On a un Premier ministre qui vient nous présenter une feuille de route avec des sujets très sérieux, au sortir d'un vote où il y a eu une voix pour le budget. Ce n'est pas très sérieux", ironise-t-il.

Le rapporteur général du budget au Sénat, le LR Jean-François Husson, a regretté un manque de "clarté" de la part de Sébastien Lecornu. "Si vous voulez donner le tournis aux Français, vous ne vous y prendriez pas autrement", a-t-il déclaré, alors que le Sénat a commencé en commission l'examen du budget rejeté par l'Assemblée nationale.

"Sébastien Lecornu, lui, il sait où il habite. Tous ces sujets ont des répercussions budgétaires", répond l'entourage du Premier ministre. "On ne peut pas laisser penser que la loi spéciale serait un moindre mal", poursuivent ses proches. Durant le week-end, des voix ont estimé que le recours à cette loi spéciale serait préférable à un mauvais budget. "Heureusement qu'il y en a encore un en France qui pense que le vote du budget est possible."