Le traitement éditorial de la situation à Gaza est compliqué pour le journaliste de franceinfo
Parmi les remarques des auditeurs, celle-ci : "Je ne comprends pas pourquoi les journalistes ne traitent pas ce conflit en critiquant objectivement les attaques d’une armée contre des structures civiles, comme des hôpitaux, avec des civils tués, livrés au manque d’eau, à la famine. Le monde entier brandirait alors des menaces pour que cessent de telles violences."
Emmanuelle Daviet : Est-ce le rôle des journalistes de critiquer les attaques d’une armée ?
Thibault Lefèvre : J’aimerais d’abord dire que je suis à la fois journaliste et auditeur. Quand j’ai ma casquette d’auditeur, j’ai des avis, des opinions, des partis pris. À la maison, à Jérusalem, on discute de telle ou telle actualité et je vous assure que je comprends sincèrement les émotions et les colères des uns et des autres, et notamment des auditeurs, avec en ce moment ce qui se passe à Gaza.
Je pense qu’on peut unanimement tous condamner ces frappes délibérées sur des civils, sur des écoles, sur des hôpitaux et tous ces discours de haine et d’appels au nettoyage ethnique prônés clairement par toute une frange de la classe politique israélienne qui est actuellement au pouvoir. Après le massacre du 7 octobre, j’ai aussi essayé de saisir et comprendre l’émotion et la colère des Israéliens qui ont été attaqués de manière barbare sur leur territoire avec un mode opératoire clairement terroriste. Le Hamas a réveillé la peur de mourir chez ces Israéliens et c’est ce ressort-là qui permet de comprendre pourquoi la société, dans sa majorité encore aujourd’hui, laisse son armée raser Gaza et tuer ses habitants.
Ceci dit, quand on est journaliste, et c’est là où j’enlève ma casquette d’auditeur, il faut avoir des boussoles, des repères qui vous permettent de jauger des événements, de hiérarchiser, d’utiliser les bons termes, les termes appropriés pour informer tous les auditeurs.
Quelles sont ces boussoles ?
Dans cette région, c’est le droit international, et la terminologie qui va avec. Par exemple, en Cisjordanie qu’Israël appelle la Judée Samarie, Israël est une puissance occupante. On parle donc de "colons" qui habitent dans des "colonies", sur un territoire qui ne leur appartient pas. Autre exemple, lorsqu’Israël s’attaque à une école ou un hôpital à Gaza, on parle de crimes de guerre "présumés" ; si un jour un tribunal pénal international détermine que tel ou tel acte relève du crime de guerre, alors on le dira. Je ne sais pas si on doit ou si on peut prétendre à l’objectivité. Mais ce que je sais, c’est qu’on travaille avec honnêteté, en s’appuyant, comme je vous l’ai expliqué, sur des boussoles.
Une autre auditrice écrit : "Je suis interloqué par la naïveté des questions à propos de Gaza, quand vous demandez à vos interlocuteurs pourquoi on a si peu d’informations ? Israël empêche-t-il les journalistes étrangers de se rendre sur place ?" Ces questions paraissent-elles vraiment naïves ou ne soulèvent-elles pas, au contraire, les problèmes rencontrés par les journalistes pour travailler dans des conditions correctes ?
On rencontre de nombreux problèmes pour travailler correctement dans cette région. C’est la première fois qu’Israël empêche des journalistes d’entrer indépendamment dans Gaza pendant une aussi longue période. On est à 19 mois de guerre. Israël nous propose ce qu’on appelle des embedded, de nous "embarquer" avec des soldats sous un étroit contrôle de communicants. Moi, j’ai pu aller deux fois à Gaza dans ces conditions-là, mais évidemment, ce n’est pas satisfaisant. Et par honnêteté on le précise dans nos reportages. Quand un reportage est tourné dans ces conditions-là, on dit qu’il a été tourné avec l’armée. Je vous rappelle qu’Israël, c’est une démocratie, que cette démocratie doit respecter le droit de la presse. Et évidemment, c’est ce qui n’est pas fait depuis plus d’un an et demi.
Comment réagissez-vous pour améliorer les choses ?
Tous les journalistes étrangers ici – les Français, les Anglais, les Américains notamment –, nous sommes rassemblés dans un syndicat qui s’appelle la Foreign Press Association et depuis 19 mois on va tous ensemble, régulièrement, devant la Cour suprême, qui est la plus haute juridiction en Israël, pour demander un libre accès à Gaza. Systématiquement, cette demande est rejetée. Non, nous ne travaillons donc pas dans des conditions normales. Oui, notre droit à informer tous nos auditeurs est entravé par les Israéliens.
Je voudrais saluer le travail précieux de tous nos collaborateurs à Gaza. Petit à petit, on a tissé un réseau d’interlocuteurs de confiance, fiables, qui nous permettent de nous informer sur Gaza. Ce sont nos yeux, nos oreilles, les intermédiaires par lesquels vous pouvez, vous auditeurs, savoir ce qui se passe exactement à Gaza. Je voudrais vraiment saluer leur travail précieux et leur courage. Je rappelle aussi que plus de 200 journalistes palestiniens sont morts depuis le début de la guerre à Gaza.