REPORTAGE. "Un salaire normal, ça n'est plus assez pour vivre" : en Roumanie, les espoirs de changement profitent au candidat d'extrême droite avant le second tour de la présidentielle
Andrei*, George, Nicolae, Valeria et Dina parlent tous en même temps. Les quinquagénaires sont plantés en bas de leur immeuble vieillissant du 5e secteur de Bucarest (Roumanie) et veulent bavarder politique. Le premier tour de la présidentielle roumaine a eu lieu quelques jours plus tôt, le 4 mai. Tous ont voté pour le charismatique candidat d'extrême droite George Simion, qui s'est qualifié avec plus de 40% des voix pour le second tour, dimanche 18 mai. Il y affrontera le maire de la capitale du pays, Nicusor Dan, centriste pro-européen qui se présente en indépendant, et est devenu le candidat du barrage à l'extrême droite.
Ces habitants du quartier de Ferentari, l'un des plus pauvres de la ville, qui a voté majoritairement pour le candidat souverainiste, n'ont qu'un mot à la bouche : "changement". "Nous n'en pouvons plus, rien n'a changé en 35 ans", depuis la chute de la dictature communiste, explique Andrei, qui a travaillé un temps en France et qui s'indigne, pêle-mêle, de l'état des routes, de la baisse des allocations et du manque de travail.
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Valeria lui coupe la parole. Elle veut aborder la situation économique du pays. "Vous imaginez bien que si nous avions du travail et que les choses allaient bien, nous ne serions pas en bas de notre immeuble", souffle-t-elle. Lunettes jaunes posées sur le nez, elle s'emporte contre les autorités, "des voleurs", coupables, à ses yeux, d'avoir fait annuler la précédente élection présidentielle en plein entre-deux-tours, en décembre dernier.
Calin Georgescu absent mais omniprésent
Quelques jours plus tôt, un autre candidat d'extrême droite, Calin Georgescu, était arrivé en tête du premier tour à la surprise générale. Prorusse, populiste, antivaccin et eurosceptique, il s'était largement appuyé sur TikTok, réseau social ultra-populaire en Roumanie, pour diffuser son message. Mais face à des soupçons d'ingérence étrangère, plus particulièrement de la Russie, et à l'opacité des comptes de campagne du candidat, la Commission électorale du pays a choisi d'annuler le second tour. C'est aussi elle qui a interdit à Calin Georgescu de se présenter à la nouvelle élection présidentielle.
Si l'homme ne s'est pas exprimé publiquement depuis sa disqualification, son ombre plane sur la nouvelle campagne. George Simion, député de 38 ans à la tête du parti Alliance pour l'unité des Roumains (AUR), a juré qu'il nommerait Calin Georgescu Premier ministre s'il était élu président. Une promesse qui s'annonce compliquée à tenir sans majorité à l'Assemblée, mais qui a fait mouche auprès d'une partie de l'électorat.
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En attendant, à 200 kilomètres de Bucarest, à l'extrême sud-est du pays, le visage de Stefana s'illumine lorsqu'elle entend le nom du candidat écarté. L'habitante du village de Rasova attend son bus, courses en main, face au Danube, qui serpente tranquillement entre les collines. "J'aimais son énergie, la façon dont il décrivait la Roumanie, ses richesses, et j'appréciais sa foi", raconte la sexagénaire. Surtout, elle a été convaincue par "le charisme" du nationaliste et est heureuse de voir que "George Simion a changé sa façon de parler pour l'imiter", lui qui n'était arrivé que quatrième du précédent scrutin, loin derrière Calin Georgescu.
Lors de cette nouvelle campagne atypique, le candidat d'extrême droite a multiplié les sorties populistes, s'insurgeant contre un "coup d'Etat" des juges et refusant de participer aux débats télévisés. Une stratégie payante auprès d'une large partie de la population roumaine. A côté de Stefana, une jeune fille vend du café dans un camion, collé à la mairie, sur laquelle flottent deux drapeaux roumain et européen. Elle aussi a voté pour George Simion "avec enthousiasme", mais peine à expliquer pourquoi. "Tout le monde l'a fait ici", sourit-elle. Le candidat à la présidence roumaine, prenant exemple sur Calin Georgescu, a réussi à se faire le réceptacle de toutes les colères. La première d'entre elles vise le personnel politique.
"Les gens n'approuvent pas le fonctionnement du monde politique"
Depuis l'automne, les électeurs roumains sont pris d'un élan "dégagiste". La coalition au pouvoir, constituée des sociaux-démocrates du PSD et des libéraux, qui se sont succédé au gouvernement ces trente dernières années, a perdu de nombreux sièges lors des législatives, également organisées en décembre. Un état de fait qui n'a pas échappé à Mihalache Neamtu, maire PSD de Rasova. "Les gens n'approuvent pas le fonctionnement du monde politique", souligne-t-il dans son bureau, où un portrait de Jésus surplombe un drapeau européen.
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Le vote de ses administrés pour George Simion, à hauteur de 70,90%, reste pour lui "un mystère", alors que le PSD est traditionnellement très fort à Rasova, comme dans les autres territoires ruraux du pays. "Même mes employés me disent qu'ils ont voté 'pour le changement'", souffle l'élu. Les Roumains, historiquement méfiants des institutions, ne sont que 37% à faire confiance à leur gouvernement et 35% à leur Parlement, des taux parmi les plus bas de l'Union européenne, selon le dernier Eurobaromètre publié à l'automne 2024, avant l'annulation de la précédente présidentielle.
Pas étonnant, dès lors, que Nicusor Dan, le rival de George Simion au second tour, se présente lui aussi comme un candidat anti-système, ce qui l'a sans doute aidé à dépasser de peu, au premier tour, le représentant de la coalition au pouvoir. Le mathématicien de 55 ans offre cependant l'image inverse de son adversaire : urbain, proeuropéen et anticorruption. Contrairement à son parti social-démocrate, qui ne soutiendra aucun candidat, Mihalache Neamtu compte voter pour le maire de Bucarest, "le moins mauvais des deux mauvais choix".
A 20 minutes de voiture de Rasova, Stefan s'apprête lui aussi à glisser un bulletin en faveur de Nicusor Dan. Ce Rom de 30 ans, père de trois enfants, habite à Cuza Voda. Le village, un rectangle posé au milieu des champs, s'est prononcé 74,2% pour George Simion au premier tour. "Je suis très inquiet. Les gens ne sont pas éduqués et les candidats populistes disent ce qu'ils veulent entendre", tranche celui qui a travaillé huit ans au Royaume-Uni, comme livreur puis ouvrier.
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A quelques mètres de là, et contrairement à Stefan, la victoire probable de George Simion n'inquiète pas Mia et Sofia, elles aussi issues de la minorité rom, encore largement discriminée par le reste de la population et qui cumule les difficultés économiques. "Nous avons tous voté pour AUR dans ma famille", affirme Mia, adossée au mur d'une supérette. Elle jure "qu'elle n'a pas peur", malgré les propos racistes de membres du parti d'extrême droite. "Nous vivons dans la pauvreté extrême, je recycle des canettes et des bouteilles pour 20 euros par semaine", se désole Sofia. "Mais ça va changer avec George Simion", veut croire Mia.
Nombreux sont les électeurs, roms ou non, confrontés à la précarité. Malgré la forte augmentation du niveau de vie depuis l'adhésion de la Roumanie à l'UE en 2007, le salaire minimum reste inférieur à 750 euros brut. Le taux de chômage des jeunes atteint 26,3% en mars, le deuxième plus élevé de l'UE. Par ailleurs, le pays, frontalier de l'Ukraine, subit une inflation galopante causée par l'invasion russe de mars 2022.
Une situation que déplore Sanziana, habitante de Mihail Kogalniceanu, dans l'arrière-pays de Constanta, face à la mer Noire. George Simion y a recueilli 51% des voix. "Je veux que les choses changent et soient comme avant", explique la quinquagénaire, rencontrée sur un terrain de jeu. "Rien ne va : le coût de la vie, l'inflation, les pensions… Un salaire normal, ça n'est plus assez pour vivre". Elle se désespère de voir "énormément de gens partir à l'étranger" pour travailler. En Italie, en France, en Allemagne ou au Royaume-Uni, pour la plupart.
Un vote pour défendre "la souveraineté" roumaine
Le bruit d'un avion de chasse interrompt Sanziana. La base de l'Otan collée à la ville est toute proche de l'Ukraine. Favorable à l'Alliance atlantique mais eurosceptique, George Simion a cultivé le flou sur ses intentions vis-à-vis de la Russie tout au long de la campagne. Une chose est sûre : il veut arrêter d'aider Kiev. "Personne ne nous aide, pourquoi devrions-nous aider les Ukrainiens ? Notre pays est pauvre", approuve Sanziana.
A un jet de pierre de là, au bout de l'axe principale du village, Mioara, fleuriste, s'inquiète surtout du rôle de l'UE dans la politique roumaine. Elle accuse "d'autres Etats" et "Ursula von der Leyen", la présidente de la Commission européenne, de "décider à notre place". Peu importe si la rénovation de la route a été financée par des fonds européens, ou si la Roumanie vient d'intégrer pleinement l'espace Schengen, en janvier. Miona juge que son pays doit retrouver "sa souveraineté".
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Surtout, elle se dit attachée aux "valeurs traditionnelles" et a aussi été séduite par cet aspect du discours du candidat d'extrême droite, opposant au mariage pour tous. Elle est même nostalgique de la dictature sanglante de Nicolae Ceausescu, chassé du pouvoir en 1989. "Avant, on ne pouvait rien dire, maintenant, on peut parler, mais personne ne nous écoute", lance-t-elle, provocatrice.
Alors que George Simion est en bonne position pour remporter le second tour, certains votants craignent même que la commission électorale annule à nouveau le scrutin. Le prochain président, dont le rôle est limité par la Constitution et qui ne disposera pas de majorité parlementaire, aura, de toute façon, bien du mal à exaucer seul les rêves de changement des électeurs.
*Le prénom a été changé.
Ce reportage a été réalisé avec l'aide d'Adina Florea, journaliste en Roumanie, pour la préparation et la traduction.