Katya, dans les ruines implacables de la guerre en Tchétchénie

Tchétchénie, 1998. Katerina revient à Grozny après dix années d’exil en Allemagne. Dans un pays ravagé par la guerre elle recherche sa fille Katya demeurée sur place. Son périple la mène au cœur d’une population meurtrie prête à tout pour survivre dans un pays occupé par les troupes russes. Vol, humiliations, cruauté... rien ne sera épargné à la mère en détresse. Seule, malmenée et délestée de son argent, elle se retrouve dans une impasse. Sa rencontre avec Malik va tout changer. L’adolescent livré à lui-même décide de l’accompagner dans sa quête et lui redonne espoir.

Antoine Schiffers a déployé un talent indéniable pour sa première bande dessinée. Délicatesse du trait, savante utilisation de la couleur, récit captivant empreint d’émotion maîtrisé avec brio, le jeune auteur belge révèle dans Katya les prémices d’une grande œuvre en devenir.

« La guerre. Partout. Toujours.»

« La guerre. Partout. Toujours.»... Le sous-titre de l’album traduit l’ambition d’Antoine Schiffers. « J’ai l’impression qu’on est beaucoup immergé dans un univers guerrier, confie-t-il. La guerre est une chose qui me fait peur et en la faisant vivre dans mon album, c’est comme si je l’éloignais». La rigueur documentaire n’est pas le propos ici. L’auteur livre son interprétation personnelle des ravages de la guerre, vus à travers la quête désespérée d’une mère. « Cet album est né du besoin de répondre à certaines questions notamment celle de la résilience. Comment se sort-on du traumatisme de la guerre ? » s’interroge-t-il.

Une démarche qui rend universel le propos de l’album. La Tchétchénie hier, l’Ukraine ou la Palestine aujourd’hui, quel que soit le décor, la guerre laisse les mêmes ruines, les mêmes stigmates. Elle dévaste jusqu’à l’humanité de ceux qui en souffrent. Katerina en fait les frais. Celle qui n’a pas vécu le conflit, exilée en Europe, n’a pas la même légitimité aux yeux de ceux qui ont dû rester. La perte de sa fille n’est pas un argument suffisant pour la compassion. Tant de gens autour d’elle ont perdu des proches. Et tous ont vécu le calvaire de l’intérieur.

Espoir

Empêtrés dans leurs propres malheurs, ils ne peuvent entendre sa souffrance. Katya met en scène cette violence tout en illustrant le courage dont une population doit s’armer pour affronter le drame de la guerre. Les personnages rencontrés au fil du douloureux périple luttent pour ne pas s’abandonner à la folie et deviennent le support d’une réflexion sur les ravages psychologiques de ces conflits armés.

Au sein de la désolation, Malik et Katerina ont su se trouver. Katya, Antoine Schiffers Casterman, 2025

Au sein de cette obscurité, une lueur point à travers le visage de Malik. Adolescent perdu dans les méandres d’une ville en ruines, il prend le temps d’écouter la mère désespérée. L’aider sera son combat sans doute pour ne pas devenir fou. Si comme le souligne Antoine Schiffers, « la guerre ne génère rien de bon », la relation entre Katerina et Malik apparaît comme une émouvante parenthèse porteuse d’espoir. Relayé par un graphisme et un découpage impressionnants, Katya illustre avec force la dévastation à hauteur d’homme... et de femme.

La case BD : décryptage d’Antoine Schiffers

«Pour cette planche, j’ai utilisé des photos issues du conflit en Ukraine, pour ancrer le récit dans la réalité, tout en les extrapolant pour créer un décor propre à l’album», explique Antoine Schiffers. Katya, Antoine Schiffers Casterman, 2025

«Katerina arrive dans son ancien village, après des années d’absence. Elle découvre les ruines, un paysage dévasté par la guerre que rappelle la présence le tank laissé par les forces russes. Pour cette planche, j’ai utilisé des photos issues du conflit en Ukraine, pour ancrer le récit dans la réalité, tout en les extrapolant pour créer un décor propre à l’album.

Face à l’ampleur du désastre, l’héroïne est ébranlée. Graphiquement, j’ai voulu mettre en lumière cet ahurissement avec cette forme éclatée qui illustre cette dimension vertigineuse d’une perception de la réalité brouillée et de la difficulté de l’esprit à redevenir lucide après un tel choc. Son regard ne sera plus jamais le même. Là, elle voit. Elle commence à assimiler ce qui s’est déroulé. La couleur bleue tranchant avec ce qui précède permet d’intensifier ce moment.

J’ai particulièrement travaillé la couleur dans Katya, questionnant notamment leur symbolique: le bleu est-il toujours symbole de quiétude, le ciel bleu ? Le rouge de colère ? Ici le bleu renforce une volonté de calme et fige de manière infaillible ce moment dans le temps. Comme une parenthèse temporelle où elle réalise l’horreur.

La couleur appuie la narration. Je l’ai déclinée en diverses teintes entre le bleu, l’orange, le rouge... pour apporter un peu de lumière au sein de tant d’obscurité, du relief et de la profondeur à l’image. La couleur guide l’œil, et permet d’accompagner le lecteur dans sa lecture, de la rendre plus fluide.

La variation du cadrage contribue également à renforcer les moments forts du récit tout en dynamisant le rythme. Dans cette planche, pour mettre en relief l’étourdissement et la perte de repères de Kateryna, j’ai imaginé une vue basée sur des images tourbillonnantes prises par un drone, comme une manière d’harmoniser le décor à son trouble intérieur. »

Katya, Antoine Schiffers, Casterman, 25 euros.