Notre critique de Manas: au Brésil, des jeunes femmes prises au piège des hommes

Toutes les petites filles savent qu’il faut refuser un bonbon d’un inconnu. Mais quelle petite fille se méfierait de son papa lui offrant une sucrerie ? Marcielle, dit Tielle, a 13 ans et des rêves d’ailleurs, surtout depuis que sa sœur Claudia a quitté la maison au bord de la rivière sur l’île de Marajo. Dans ce coin isolé en Amazonie, père et fils réparent le toit de paille pendant que mère et fille lavent le linge. Tous se déplacent en barque pour aller à l’école, à la chasse ou à l’épicerie. Le chant des oiseaux et le clapotis de l’eau laissent deviner une vie paisible, loin du brouhaha de Rio.

En quelques images, la réalisatrice brésilienne Marianna Brennand pose son sujet et ses personnages. Il lui a pourtant fallu dix ans pour raconter cette histoire tirée d’une réalité qui n’a rien de tranquille. Elle a d’abord voulu en faire un documentaire. Mais les personnes concernées auraient refusé de témoigner ou d’être filmées. Car dans ce village de l’État du Para existe une violence domestique et sexuelle qui se déplace de génération en génération. Et c’est à travers Tielle qu’on la découvre.

Traumatismes psychologiques

La jeune fille ne sait pas grand-chose de la vie. Elle s’informe sur son anatomie après avoir dégrafé les pages interdites de son manuel scolaire. Pas sûre qu’elle sache comment s’est arrondi le ventre de sa mère pour la cinquième fois ou celui d’une de ses camarades de classe. Alors, quand son père lui propose de dormir avec lui parce que l’attache de son hamac a lâché, elle ne voit pas le mal, ni le mâle, pointer. Pas plus quand il l’emmène à la chasse plutôt que son frère. Au cœur de la forêt, loin de tout regard, l’interdit est transgressé.

Marianna Brennand ne montre aucune scène d’abus sexuels d’un père sur sa fille alors qu’ils se répètent. À la place, elle s’attarde sur la tristesse d’un regard, une absence aux autres, insiste sur le traumatisme psychologique. Lequel se grave d’autant plus dans les corps que la parole n’est pas invitée à table. Les mères n’aident pas - « Il y a certaines choses que tu ne pourras pas changer » -, complices d’un système dont elles ont été victimes.

Un son très travaillé

Dans un environnement où les espaces flirtent avec l’immensité, l’histoire est filmée en cadrage tellement serré que c’en est parfois étouffant. Un procédé qui permet de suivre les personnages au plus près, de se sentir avec eux, de ressentir leur souffrance. La réalisatrice a aussi travaillé finement le son, nous donnant l’impression d’être dans l’eau, au milieu de la nature, voire de perdre nos repères quand Tielle, la tête immergée, vient d’être agressée. La jeune fille croit que le salut peut venir de ces barges où officient des marins à qui elle pense vendre des crevettes pour gagner trois sous. L’image respire alors sur un plan large, mais n’empêche pas le piège de se refermer sur Tielle, les marins souhaitant consommer bien autre chose que des crevettes.

Dans cette contrée où le soleil brille inlassablement, #MeToo n’a pas encore fait d’étincelles. C’est pour briser un tabou que Marianna Brennand a tourné Manas, espérant que cesse l’impunité. Tout en montrant le long chemin à parcourir. « Ça va passer », dit l’épicière à Tielle. Effectivement, ça passera puisque Tielle a une petite sœur.

La note du Figaro: 3/4