Guerre commerciale : "La Chine va certainement essayer d'utiliser cette situation pour augmenter son influence", estime le chef économiste de l'AFD

"La Chine va certainement essayer d'utiliser cette situation pour augmenter son influence", estime, mercredi 4 juin, Thomas Melonio, chef économiste et directeur exécutif de l'innovation, la stratégie et la recherche de l'Agence française de développement (AFD), après un nouvel épisode des droits de douane américains.

Donald Trump double la mise, la surtaxe sur les importations d'acier et d'aluminium passe de 25 à 50%, deux secteurs considérés comme stratégiques et que le locataire de la Maison Blanche souhaite protéger. Le décret, publié le 3 juin, précise que la nouvelle surtaxe entrera en vigueur mercredi, à 0h01 heure locale, soit 6h01 à Paris.

Franceinfo : Quel impact cette guerre commerciale, dont on parle depuis des mois, depuis l'arrivée de Donald Trump à la Maison Blanche, a-t-elle sur les pays les plus pauvres ?

Thomas Melonio : Elle a un impact qui est assez sérieux dans les pays émergents, au premier chef la Chine, qui est l'objet des principales mesures commerciales. C'est vrai aussi du Mexique, voisin immédiat des Etats-Unis, mais c'est vrai aussi peut-être de pays auxquels on pense moins souvent et qui peuvent bénéficier d'accords commerciaux avec les Etats-Unis et se retrouvent aujourd'hui avec des difficultés un peu plus grandes. Par exemple, en Afrique, ça peut être un pays comme Madagascar qui exporte du textile vers les Etats-Unis, ou bien l'Afrique du Sud qui exporte des composants automobiles.

"Il peut y avoir des conséquences sur des pays dont on ne parle pas forcément très souvent."

Thomas Melonio

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Un accord commercial est en vigueur depuis l'an 2000 entre les États-Unis et une trentaine de pays d'Afrique, l'AGOA. Il doit être renégocié cet automne en septembre 2025. Quel avenir a-t-il d'après vous ?

C'est vrai que les droits de douane changent à peu près tous les jours, donc c'est difficile de faire des prévisions. Ceci dit, on peut penser que l'AGOA ne permettra plus aux pays africains de faire des exportations sans droits de douane vers les Etats-Unis. Donc c'est essentiellement dans le secteur textile pour des pays comme Madagascar, le Lesotho, l'automobile, que les conséquences seront les plus sérieuses. Ça, c'est pour le continent africain. Il y a d'autres pays dans le reste du monde qui ont des enjeux commerciaux avec les États-Unis et en particulier des pays d'Asie du Sud-Est comme le Vietnam, qui est très exposé parce qu'il importe de Chine pour réexporter vers les Etats-Unis. Dans les récentes prévisions, par exemple, de la Banque asiatique de développement, c'est un des pays qui peut perdre le plus en raison des tensions commerciales actuelles.

Y a-t-il une double peine pour certains de ces pays, à la fois avec des hausses de droits de douane et les coupes qu'on voit dans les budgets de l'aide au développement ?

Ce ne sont pas forcément les mêmes pays qui vont subir les conséquences des droits de douane d'un côté ou des baisses de l'aide au développement, même si certains peuvent être affectés par les deux. Sur les droits de douane, ce sont plutôt des pays industriels qui exportent de manière significative vers les Etats-Unis, comme le Vietnam dont on a parlé, le Bangladesh, ou encore Taïwan qui exporte beaucoup de puces, par exemple, vers les États-Unis. Ça, c'est plutôt sur la partie commerciale.

"Sur l'aide au développement. Les grands pays qui ont perdu, suite à la destruction d'USAID, c'est d'abord l'Ukraine."

Thomas Melonio

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On en parle souvent parce qu'évidemment le gouvernement ukrainien est affaibli par la baisse du soutien militaire, mais aussi du soutien civil. Ça va être la Palestine à laquelle on pense souvent en raison du drame qui s'y déroule. Et comme vous le savez, l'aide humanitaire est très limitée aujourd'hui, à la fois elle arrive peu, et en plus les financements ont baissé. C'est vrai aussi en Afrique, sur des pays comme la République démocratique du Congo, l'Éthiopie par exemple, ou bien le Liberia qui bénéficiait de financements américains très importants. Donc eux vont être affectés plutôt par la baisse des financements des développements.

Il y a autant de pays que de situations. Mais la solution serait-elle de se tourner vers un autre grand marché, un grand rival des États-Unis, comme la Chine ?

La Chine va certainement essayer d'utiliser cette situation pour augmenter son influence.

"Très récemment la Chine a annoncé qu'elle augmenterait sa contribution à l'Organisation mondiale de la santé. C'est une organisation à laquelle les Etats-Unis ont retiré leur contribution."

Thomas Melonio

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Les Etats-Unis ont décidé de supprimer 500 millions de dollars. Mais les Chinois ne vont pas compenser la totalité de la baisse des Etats-Unis. Ils vont mettre autour d'une centaine de millions de dollars, par exemple à l'OMS, pour accroître leur influence. Ceci dit, ça ne va pas compenser les baisses américaines parce que les financements américains étaient tellement gros que personne ne pourra s'y substituer. Le budget de l'USAID atteignait près de 42 milliards de dollars.

Quels autres leviers : de l'investissement privé, de l'épargne nationale ? Il y a autant de leviers que de pays ?

Il y a quelques contributions qui peuvent être augmentées. Bill Gates, par exemple, a annoncé qu'il allait augmenter les financements de sa fondation pour atteindre autour de 9 milliards de dollars par an. Mais quand vous passez de 6 à 9 milliards de dollars, c'est une augmentation très substantielle, il faut s'en féliciter, mais ça ne va pas compenser plus de 40 milliards de baisses. Donc ça, c'est du côté plutôt des bonnes nouvelles avec certains acteurs privés importants, philanthropes, qui peuvent compenser. Après, la réalité, c'est vrai que beaucoup de pays en développement vont devoir davantage se financer par eux-mêmes. Dans certains cas, il y a déjà, par exemple des banques publiques ou des administrations qui ont la capacité à lever l'impôt ou à mobiliser l'épargne. Dans d'autres pays, il va falloir s'adapter assez rapidement pour pouvoir financer davantage l'investissement par les ressources des pays eux-mêmes.

Le gouvernement a baissé d'un tiers l'enveloppe de l'aide publique au développement pour le budget de cette année, près de deux milliards d'euros de moins, sur fond de lutte contre le déficit. Quel impact ça a eu pour les missions de l'AFD ?

D'abord, on ne peut pas complètement comparer la situation américaine avec la situation française. Aux Etats-Unis, USAID a été qualifiée d'organisation criminelle. En France, en Europe, on constate pas du tout de remise en cause des institutions de développement pour leur caractère moral ou immoral. En revanche, c'est vrai que le budget pour la politique de développement, de solidarité est très tendu cette année car on doit faire des économies pour le budget de l'Etat. Je ne le conteste pas du tout, mais ça amène à des baisses de moyens, notamment en dons pour les pays les plus pauvres, ça c'est incontestable.

Quel impact cela a-t-il concrètement ?

On va tenir tous les engagements existants. C'est-à-dire qu'à la différence de ce qui a pu se tenir aux États-Unis, tous les projets en cours vont être tenus et achevés tel qu'ils devaient l'être. En revanche, à moindre budget, ça veut dire qu'on peut lancer moins de nouveaux projets. Et donc il y aura des situations parfois difficiles, parfois dramatiques, mais sur lesquelles on ne pourra pas intervenir.

La France, dit l'Elysée, va recentrer ses efforts là où les besoins sont les plus importants et les plus urgents. L'AFD devra faire l'objet d'une nouvelle explicitation permettant de mieux refléter le mandat de l'opérateur. Y a-t-il des enjeux d'efficacité, de transparence aussi pour vous ?

Il y a un premier enjeu : quand on a moins de moyens, il faut les utiliser au mieux, c'est-à-dire en fonction des besoins. On va concentrer l'essentiel des moyens dont on dispose aujourd'hui vers les pays les moins avancés, c'est-à-dire les plus faibles revenus, les pays les plus vulnérables. La deuxième chose, c'est qu'en effet, ce n'est pas du tout un tabou de dire que l'aide doit être la plus efficace possible. Dans mes propres équipes, on réalise quasiment 70 évaluations par an pour mesurer l'efficacité des projets qui sont financés. Et en effet, quand on a moins de budget, on va être encore plus strict dans la sélection des projets qui peuvent être appuyés pour avoir la plus grande efficacité. On est en train de faire ce travail. C'est un travail en continu en réalité, pour améliorer en permanence l'efficacité des financements. On a aussi un fond d'innovation qui a été créé il y a trois ans maintenant avec Esther Duflo [prix Nobel d'économie] qui vise à évaluer systématiquement la situation avant, la situation après, pour mesurer très précisément l'efficacité des projets qu'on finance.

Et pour la transparence, là aussi c'est un enjeu ?

Bien sûr. L'intérêt de s'associer à des chercheurs renommés ou parfois moins connus, mais qui peuvent être très bons aussi, c'est de produire des données qui sont indépendantes. Et ça, ça permet d'améliorer l'efficacité des projets. Par exemple, il y a beaucoup d'enjeux d'éducation, l'Afrique, par exemple, un continent très jeune, mais la qualité de l'éducation n'est pas toujours là et on peut réformer les méthodes d'enseignement en regroupant les enfants, par exemple par tables de niveau, pour qu'ils apprennent avec un contenu qui est adapté à eux. On a fait un autre test récemment en utilisant l'intelligence artificielle pour produire des contenus dans les langues qui sont accessibles pour les enfants, là encore pour améliorer les apprentissages. Donc, c'est très important de bien évaluer et d'être innovant, d'utiliser les nouvelles technologies aussi pour avoir les meilleurs résultats possibles.