CARTES. Après la chute de Bachar al-Assad, où en est la présence militaire russe en Syrie ?
Les images, inédites, sont apparues sur les réseaux sociaux après la chute du régime de Bachar al-Assad. On y voit défiler de longs convois militaires. Sur certaines d'entre elles, pas moins de 80 véhicules arborant un drapeau russe font route vers le nord, les uns derrière les autres. A leur passage, certains Syriens les traitent de chiens, des rebelles leur font des doigts d'honneur, ou leur brandissent leur chaussure, geste considéré comme une violente insulte. Les Russes quittent-ils le pays ? Pour l'heure, les hommes de Vladimir Poutine se repositionnent, et leur futur est incertain en Syrie.
Installées depuis 2015 sur le territoire, officiellement pour lutter contre le groupe Etat islamique, les forces russes ont aussi ciblé les rebelles opposés au régime de Bachar al-Assad. Pendant la guerre civile, Moscou s'est affiché comme un allié officiel de Damas, avec des bombardements massifs, y compris sur des civils, et malgré le recours du régime à des armes chimiques contre la population syrienne. Le 2 décembre encore, l'aviation russe bombardait les secteurs tenus par les rebelles du groupe Hayat Tahrir al-Sham (HTS) dans le nord-ouest du pays, alors qu'ils tentaient de prendre Alep, tuant 11 civils, dont des enfants, selon l'Observatoire syrien des droits de l'homme.
Depuis le reversement du régime, ces nombreux convois militaires documentent le retrait de l'armée russe de nombreuses bases et positions où elle était présente. Franceinfo a compilé et vérifié une dizaine de vidéos publiées sur les réseaux sociaux, témoignant de ces mouvements. Le convoi le plus significatif a été observé à plusieurs reprises le 13 décembre sur l'autoroute allant de Damas à Homs, puis de Homs vers l'ouest du pays, où se trouvent les deux principales bases russes. Dans ces convois, tous types de véhicules : blindés, ambulances, camions-citernes...
Corollaire de ces déplacements militaires, l'armée russe a abandonné de nombreuses bases et positions en Syrie. A la mi-2024, le think tank Jusoor, basé à Istanbul, comptabilisait environ 110 positions où les Russes étaient présents militairement, dont 21 bases. Un nombre en repli depuis 2022, avec le début de la guerre en Ukraine qui a poussé le Kremlin à y transférer des hommes et du matériel utilisés jusque-là sur le territoire syrien. Contacté par franceinfo, un porte-parole du Jusoor indique que, depuis, les Russes se sont retirés de presque tous ces points.
Les soldats russes sont désormais présents dans trois bases, dont deux situées dans le nord-ouest du pays, région à majorité alaouite et fief de la famille Assad, comme le montre la carte ci-dessous. La base navale de Tartous est le seul port russe en eau profonde de la Méditerranée, permettant d'accueillir des sous-marins. Cette zone, dont les Russes n'occupent qu'une partie des quais, a fait l'objet de nombreux et intenses bombardements israéliens depuis la fuite de Bachar al-Assad. Ces attaques ayant visé des équipements et stocks de munitions de l'ancienne armée syrienne, elles n'auraient pas fait de dégâts majeurs dans la base russe. La deuxième position russe encore très active est la base aérienne de Hmeimim, située à quelque 60 km plus au nord, non loin de la ville portuaire de Lattaquié. Enfin, d'après différents experts, les Russes sont encore présents à Qamichli, dans le nord-est du pays.

Les Russes semblent néanmoins sur le départ à Qamichli. "Des images satellite capturées le 18 décembre montrent un avion-cargo sur le tarmac de la base russe, suggérant que le retrait y est en cours, mais que les forces s'y maintiennent encore", rapporte l'Institute for the Study of War, groupe de recherche américain, dans un récent rapport.
Au total, les Russes se seraient retirés d'environ 18 bases, qui n'ont pas pu être toutes représentées sur notre carte. Dans le nord de la Syrie, ce retrait russe "a supprimé un amortisseur clé contre une offensive des groupes soutenus par la Turquie", estime Brian Carter, analyste au sein du think tank American Enterprise Institute, auprès de franceinfo. Les troupes kurdes, en vert sur notre carte, se retrouvent en effet directement face aux forces soutenues par la Turquie, en jaune. "Je suis très inquiet quant à la possibilité que ces forces soutenues par les Turcs commettent des atrocités contre des populations kurdes. Les Etats-Unis ont déployé des forces dans la région de Kobané, où ils ont occupé une ancienne base russe", assure Brian Carter.
Des bases essentielles pour les ambitions russes en Afrique
Moscou communique peu concernant les bases de Tartous et Hmeimim, mais des vidéos prises sur le terrain et des images satellite permettent de connaître une partie des manœuvres en cours. Sur la base aérienne de Hmeimim, un ballet d'avions-cargos, de type Iliouchine ou Antonov, est régulièrement observé. Comme le rapporte la BBC, des images datant du 13 décembre ont montré deux de ces appareils, le nez ouvert, visiblement prêts à charger. La veille, une vidéo tournée au drone par une télévision syrienne avait dévoilé une forte activité sur la base. Un ballon d'observation a par ailleurs été déployé dans le ciel, probablement pour surveiller les rebelles HTS positionnés autour de la base, comme l'a relevé RFI.
Dimanche, une photo partagée par la société Maxar, spécialisée dans la prise d'images satellite, montrait environ 120 véhicules militaires stationnés sur le tarmac de Hmeimim, devant un nouvel avion-cargo de type Iliouchine IL-76. Il reste cependant difficile de connaître l'objet précis de cette présence, tout comme la destination de ces véhicules. Pour Moscou, perdre cette base aérienne, également utilisée comme point d'appui pour ses opérations en Afrique, aurait des conséquences stratégiques majeures.
De même, la base navale de Tartous est le théâtre d'une intense activité russe. Cette position s'avère ici encore stratégique pour les opérations de la marine russe en Méditerranée et pour son expansion militaire en Afrique, avec un accès rapide vers la mer Rouge. Dès le 4 décembre, comme l'explique le média américain Politico, plusieurs bâtiments de la flotte russe basés à Tartous ont pris la mer, officiellement pour des exercices, probablement pour ne plus être à portée de tir des rebelles, alors en pleine progression sur le terrain.
Une autre image satellite partagée mardi par Maxar permettait de constater qu'environ 150 véhicules militaires étaient nouvellement stationnés sur les quais, sans qu'il soit évident, là encore, de savoir s'ils attendaient d'être évacués ou éventuellement redéployés. "Aucun navire militaire ou de transport pouvant être utilisé pour charger ces équipements n'était visible dans le port", commente Maxar.

Au final, il demeure difficile de savoir précisément comment les Russes pourraient se positionner dans cette période de transition. Le 16 décembre, le porte-parole du Kremlin a souligné que le sort de ses bases n'était toujours pas tranché. "Il n'y a pas de décision définitive à ce sujet, nous sommes en contact avec les représentants des forces qui contrôlent actuellement la situation dans le pays", a déclaré Dmitri Peskov, cité par l'AFP.
En attendant, les bases de Tartous et de Hmeimim sont sous étroite surveillance de soldats fidèles au groupe sunnite radical HTS, qui a combattu sans relâche les Russes lorsque Moscou soutenait le régime de Bachar al-Assad. Les membres de HTS contrôlent l'entrée du port de Tartous, mais ont précisé à l'AFP avoir reçu l'ordre de ne pas approcher les forces russes. "Les combattants de HTS sont très pragmatiques, estime auprès de Mediapart Arthur Quesnay, spécialiste de la Syrie. Ils ont une vraie volonté de normaliser leurs relations avec l'international, et ils savent que s'antagoniser les Russes ne servirait à rien".
De son côté, Khaled al-Terkawi, porte-parole du think tank Jusoor, est plus affirmatif. "Il semble que la Russie soit en train de perdre un pays dans lequel elle a investi militairement pendant plus de sept ans et dépensé des milliards de dollars. Il ne fait aucun doute que le retrait russe représente une opportunité pour d'autres pouvoirs régionaux comme Israël, la Turquie ou le Qatar."