«S’ils n’apprennent pas à dompter l’IA, les médias traditionnels sont condamnés à disparaître»

Fatigue informationnelle, confiance en berne, cyberharcèlement… Plongés depuis vingt ans dans une révolution numérique aussi périlleuse que brutale, les journalistes sont devenus les vigies abîmées des démocraties occidentales hyperconnectées. La société française n’échappe pas à la règle et préfère souvent casser le thermomètre médiatique plutôt que traiter les causes des fièvres hexagonales. Il est évident que Émile Zola ou Albert Londres, nos premiers lanceurs d’alerte, n’auraient pas tenu trois jours sur X, symbole de cette société du bashing permanent. Le plus grave est devant nous : les apprentis sorciers de la désinformation s’apprêtent à finir le travail en mettant à leur service le meilleur des intelligences artificielles. La plus grande guerre technologique de l’histoire du journalisme est déclarée. Les médias d’information n’ont pas le choix et doivent à leur tour dompter d’urgence l’IA… ou tout simplement disparaître.

À l’orée du XXIe siècle, par l’intercession des réseaux sociaux, la bonne information, autrefois réservée à une élite, est devenue facilement accessible. Chacun publie désormais ce qu’il veut, quand il le souhaite. Les médias ont perdu un monopole séculaire, la démocratie numérique a triomphé. Mais deux décennies plus tard, nous payons le prix fort de ces belles conquêtes numériques : la dictature de l’algorithme entrave la confrontation organisée des opinions.

Nos fils d’actualité sont des Far West et nos pouces sont des colts : je te like ou je te bloque... donc je te tue. Tout aussi grave : la muraille de Chine érigée depuis des siècles entre propagande et information s’est gravement lézardée. À l’écran, le brillant activiste séduit davantage que le journaliste impartial. L’engagement est requis et la nuance suspecte. Haro sur les journalistes mainstream ringardisés par de nouveaux médias «fan-clubs». 

Il est encore temps pour les médias démocratiques de dompter l’intelligence artificielle.

C’est à ce moment de l’histoire que l’intelligence artificielle déboula dans nos vies. Le «moment ChatGPT» fut un moment d’invention bref, brusque, passionnant et frénétique. Ce sont de nouveaux usages apparus en quelques semaines. C’est l’accélération de l’hyper-distribution des contenus et leur personnalisation ultime désormais à portée de main. C’est enfin la production facile d’images, de textes et de voix de synthèse d’une qualité jusque-là jamais atteinte. Reste à savoir pour quoi faire.

Si le web et les réseaux sociaux furent le théâtre de guerres conventionnelles, la révélation au genre humain des intelligences artificielles génératives restera comme le «moment nucléaire» de l’information, celui de l’espoir et de l’effroi, tant l’IA est comme l’atome à la fois moteur de développement et arme de destruction massive de la démocratie. Elle s’offre aux producteurs d’information comme aux ingénieurs du chaos, entraînant une question dramatiquement simple, la seule qui vaille : qui veut gagner la course aux armements ? Ceux qui veulent défendre la démocratie ou ceux qui veulent la détruire ?

Le temps presse et les cavaliers de la désinformation progressent au grand galop. Il est encore temps pour les médias démocratiques de dompter l’IA. Il est urgent pour cela de bâtir tous ensemble une information souveraine. Cette souveraineté commence par l’acceptation de l’IA par les médias eux-mêmes. Tout va se jouer dans la capacité des journalistes à ouvrir grand leurs portes aux équipes tech et faire à celles-ci toute la place nécessaire pour que l’IA «augmente» les capacités des journalistes en matière d’investigation, d’entretien, d’animation du débat ou de valorisation de leurs archives.

On objectera que le journaliste doit rester un observateur. Mais entre cette guerre pour la démocratie et la seule course à l’audience immédiate, il est temps de choisir notre combat !

La souveraineté, c’est aussi l’indépendance technologique. Depuis dix ans, les médias européens assistent trop passivement aux mutations provoquées par les géants américains ou chinois. Au lieu de frissonner chaque jour devant le dernier LLM (grand modèle de langage), l’Europe du journalisme doit investir massivement et dès maintenant. Travaillons avec les jeunes créateurs les plus innovants pour imaginer dès maintenant les newsrooms, les salles de classe et les divertissements de 2030.

La souveraineté enfin, c’est désigner son ennemi et le combattre les yeux dans les yeux. Cet ennemi, ce n’est ni la gauche ni la droite. C’est celui qui tue dans les tranchées du Donbass, c’est celui qui assassine Samuel Paty. Déclarons réellement la guerre aux puissances de la désinformation, en formant la grande alliance du savant, de l’enseignant et du journaliste ! Pendant des siècles, le laboratoire, la salle de classe et la rédaction furent les trois sanctuaires inviolables de la vérité et du progrès. Ces trois lieux sont aujourd’hui la cible prioritaire des fondamentalistes du mensonge dopés aux IA débridées. L’Éducation aux médias et à l’information doit être la première bataille d’une coalition formée de dizaines de milliers de scientifiques, d’enseignants et de journalistes qui doivent porter secours aux familles françaises victimes de la fracture numérique. Cette grande armée contre la désinformation doit permettre à chaque élève d’apprendre à s’informer comme il apprend aujourd’hui à lire. Elle doit aussi s’attaquer à la formation «sur le tas» des adultes dont l’écrasante majorité n’a jamais acquis les fondamentaux de la grammaire numérique. On objectera que le journaliste doit rester un observateur. Mais entre cette guerre pour la démocratie et la seule course à l’audience immédiate, il est temps de choisir notre combat !

À l’heure où des «IA sales», comme les bombes du même nom, peuvent gravement endommager le débat public, ce projet pour une information souveraine, plus utile et plus libre, réclame des rédactions indépendantes et des réformes courageuses. C’est la responsabilité historique des actionnaires, salariés, partenaires sociaux et instances de régulation d’être au rendez-vous de la démocratie. Rien n’est perdu car la transition numérique n’a même pas 20 ans. Je veux que dans vingt ans mes enfants s’informent et votent librement. C’est à nous médias, États, GAFAM, syndicats et citoyens, de leur léguer notre souveraineté en héritage.