Marseille (Bouches-du-Rhône), correspondance particulière.
Connu pour ses vidéos, ses films, mais également son travail de sculpteur, l’artiste franco-libanais Ali Cherri met ici en œuvre une vaste scénographie dans laquelle chaque objet a été choisi dans les différents musées de la ville et réuni autour d’un discours orchestré par de multiples bouleversements géopolitiques. Remontant à la source des divers accidents qui ont produit les collections des musées telles que nous les connaissons, Ali Cherri use de son pouvoir d’artiste.
Il détricote nos savoirs lissés par une chronologie officielle pour libérer tout un peuple de sculptures et d’animaux naturalisés des vitrines dans lesquelles ils sont devenus bien souvent des fétiches stérilisés. À Marseille, Cherri apporte dans ses bagages le court métrage réalisé entre 1949 et 1953, temps perturbés de la guerre froide et des empires coloniaux, par Chris Marker, Alain Resnais et Ghislain Cloquet Les statues meurent aussi. Il poursuit ainsi leur questionnement sur la place des individus et des séparations qui les ont gouvernés jusqu’ici.
Redonner corps à des œuvres mutilées
Les témoins sont présents, tel le masque baoulé, filmé par les trois cinéastes, venu manifester de son existence réelle face à une foule d’autres témoins. Disposée sur une longue table lumineuse, une communauté de regards se constitue entre statues antiques, œuvres de l’artiste, telle Returning the Gaze (2024), faite de fragments de sculptures du musée égyptien de Turin auxquelles la vue est redonnée grâce à des yeux coulés en bronze. L’éclairage aveuglant du dispositif efface leurs ombres tout en relevant leurs matières. Se met en place un espace-temps où l’équilibre tranquille de notre regard est inquiété pour mieux être interrogé.
Trois manières d’éclairer se succèdent. À l’éblouissement de la première séquence succède une autre salle où la lumière creuse l’ombre. De larges vidéos instillent une atmosphère propice à troubler nos sens. Petrified (2016) nous propulse dans l’espace claustrophobe d’un parc animalier complètement artificiel où des spécimens vivants, fruit de multiples trafics, sont condamnés à errer comme les objets muséaux dans un décor censé reconstituer leur habitat, tandis que The Digger (2016) montre la solitude d’un homme arpentant ce même désert du Sharjah (Émirats arabes unis) pour garder un site archéologique vide.
La réserve du musée est également source d’un inventaire poétique. Elle est évoquée par une scénographie présentant un ensemble de tableaux sur les grilles où ils sont entreposés. C’est dans ce registre que l’Expérience de la trichine, peinte en 1886 par Stanislas Torrents, une leçon d’anatomie autour d’un énorme cochon, « crève littéralement l’écran », accompagnée d’autres peintures et aquarelles parmi lesquelles Cherri glisse encore une fois ses œuvres. Et montre par là sa solidarité avec tous ces refoulés de l’histoire disqualifiés et exclus du flux marchand des œuvres d’art, corps bien souvent mutilés, liés par l’empathie de l’artiste, auxquels il redonne corps par de multiples greffes.
« Les Veilleurs », jusqu’au 4 janvier 2026, musée d’Art contemporain, Marseille (13).
Renseignements : musees.marseille.fr
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