André Grjebine est économiste, essayiste et ancien directeur de recherche à Sciences Po Paris
Dans son rapport remis à la Commission européenne, L'avenir de la compétitivité européenne, Mario Draghi, ex-président de la Banque centrale européenne, observe que «si l'Europe ne parvient pas à devenir plus productive, nous serons contraints de faire des choix… Nous ne pourrons pas financer notre modèle social. Nous devrons revoir à la baisse certaines, voire toutes nos ambitions».
La désindustrialisation est un phénomène que connaissent tous les anciens pays industriels, la France étant l'un des pays les plus touchés. La part de l'industrie manufacturière dans notre PIB est passée de 17 % en 1995 à environ 10% aujourd'hui. La désindustrialisation, allant de pair avec l'alimentation de la demande par de nombreux transferts sociaux et subventions, explique pour une bonne part que la France connaisse le déficit de la balance courante le plus important de l'Union européenne.
En fait, tout se passe comme si nous avions profité de la mondialisation, en négligeant les conséquences qui nous étaient défavorables. Il y a quelques décennies, il paraissait évident que les pays en développement continueraient à se spécialiser dans les productions à main-d'œuvre bon marché, laissant aux pays développés les secteurs de pointe à forte composante technologique. Depuis lors, bon nombre de ces pays ont rattrapé les anciens pays industriels. Notre niveau de vie ne peut continuer à progresser qu'au prix d'efforts importants en matière de formation et d'investissements. En schématisant, on peut dire que trois options sont concevables.
Selon le rapport Draghi, les pays de l'Union européenne devraient investir en plus chaque année entre 750 et 800 milliards d'euros, soit près de cinq points du PIB, pour booster leur compétitivité.
André Grjebine
Soit nous continuons à sous-investir et acceptons la poursuite de la désindustrialisation. Dans ce cas, notre pouvoir d'achat devrait diminuer et notre autonomie se réduire. Cette évolution serait d'autant plus fâcheuse que notre dépendance ne cesse de s'accroître par rapport à des pays, comme la Russie et la Chine, qui entendent imposer leurs systèmes autocratiques aux démocraties.
Deuxième hypothèse, nous adoptons à l'échelle européenne des mesures protectionnistes comme le font les États-Unis pour répondre à la politique commerciale agressive de la Chine qui subventionne massivement ses exportations. Nous acceptons alors un fort renchérissement des produits importés et donc une réduction relative de notre pouvoir d'achat, mais en sauvegardant notre autonomie. Encore faudra-t-il que nos partenaires européens, en premier lieu l'Allemagne, acceptent cette stratégie contraire à celle qu'ils appliquent depuis longtemps.
Enfin, nous pourrions, de concert avec nos partenaires européens, mettre en œuvre une politique volontariste visant à améliorer notre compétitivité et à réduire notre dépendance, ce qui devrait favoriser à terme la croissance de notre économie et notre pouvoir d'achat. Encore faut-il avoir les moyens financiers nécessaires pour mettre en œuvre une telle politique. Or, la Commission européenne exige que nous respections les règles communautaires en matière de déficit budgétaire, ce qui devrait nous conduire à réduire nos dépenses de fonctionnement, mais également nos financements publics. Comme le rappelle Janet Yellen, secrétaire d'État au Trésor des États-Unis, un pays qui n'est pas connu pour son dirigisme, les investissements publics occupent aujourd'hui une place prépondérante dans le développement de nouvelles technologies et les industries d'avenir.
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La prise en charge des innovations fondamentales par les États est un phénomène déjà ancien. L'aviation, le nucléaire, l'informatique, internet, les biotechnologies sont autant d'innovations pour lesquelles, même aux États-Unis, l'impulsion initiale a été donnée par l'État. Ralentir nos investissements publics et les encouragements que l'État peut consentir au secteur privé, sous prétexte de réduire le déficit budgétaire, peut se révéler catastrophique.
Certes, le pacte de stabilité révisé qui doit s'appliquer à partir du 1er janvier 2015 prévoit davantage de flexibilité dans la réduction du déficit budgétaire si l'État membre, accusé de violer les règles budgétaires de l'Union, procède à des investissements et des réformes structurelles afin de stimuler la productivité. Mais, il est évident que ce «sursis» sera de toute évidence insuffisant pour mettre en œuvre la politique d'investissement préconisée par Mario Draghi.
On peut donc se demander si on ne doit pas tenter à l'échelle communautaire ce qu'on ne parvient pas à faire à l'échelle d'un seul État. Selon le rapport Draghi, les pays de l'Union européenne devraient investir en plus chaque année entre 750 et 800 milliards d'euros, soit près de cinq points du PIB, pour booster leur compétitivité. Il préconise de «continuer à émettre des instruments de dette commune pour financer des projets d'investissement communs».
Aujourd'hui, alors que l'Union européenne est confrontée à « un défi existentiel » autrement plus grave, nos partenaires prendront-ils le risque d'un appauvrissement de l'UE, suivi d'un éclatement de la zone euro ?
André Grjebine
Il estime également nécessaire de mieux orienter l'épargne vers des investissements stratégiques en achevant enfin l'Union des marchés de capitaux. À cet égard, il rappelle que les investissements dans la production sont beaucoup plus faibles en Europe qu'aux États-Unis, alors même que les Européens épargnent bien davantage que les Américains (1390 milliards d'euros comparés à 840 milliards d'euros aux États-Unis en 2022). De ce point de vue, toute réforme de la fiscalité risque d'être contre-productive si elle décourage les investissements dans l'industrie productive, notamment dans des secteurs de pointe, plutôt que dans l'immobilier.
Dans cette optique, la stratégie communautaire devrait être puissamment renforcée. L'Allemagne et les autres pays structurellement excédentaires doivent participer au rééquilibrage de la demande au sein de la zone euro. Faute de quoi, si on exige des uns qu'ils réduisent leurs déficits extérieurs, sans demander aux autres de prendre leur part dans le soutien des économies, on provoquera une récession à l'échelle européenne. Faut-il rappeler que Keynes recommandait déjà à Bretton Woods (1944) de sanctionner les pays excédentaires afin que les pays déficitaires ne soient pas les seuls à être pénalisés par des politiques expansionnistes profitables à tous ?
À terme, il serait souhaitable de jeter les bases d'une politique économique communautaire en créant un Trésor public de la zone euro. Celui-ci se financerait auprès de la BCE en émettant des titres qui pourraient notamment prendre la forme d'une dette perpétuelle comme il en existe par exemple au Royaume-Uni. Cette nouvelle institution accorderait des crédits à long terme et à faible taux d'intérêt aux pays membres pour financer des investissements de nature à muscler leur appareil de production. Ces crédits ne seraient remboursables que quand le taux de croissance de la zone euro dépasserait un certain niveau et que les recettes publiques augmenteraient en conséquence. En revanche, le pacte de stabilité serait maintenu pour les dépenses de fonctionnement.
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En fait, il serait souhaitable de développer la complémentarité entre les investissements publics et le secteur privé. Dans des secteurs novateurs qui exigent des investissements à long terme, il est rare que des entreprises privées puissent se développer, si l'État ne leur prépare pas le terrain en amont, notamment en recherche fondamentale. En revanche, l'État est généralement mal adapté pour commercialiser les productions. C'est par exemple la coopération d'organismes publics comme la Nasa ou le Pentagone qui ont permis à IBM et à d'autres entreprises de développer l'informatique. On nous dira qu'une telle politique serait malvenue alors que l'inflation persiste. À cela on peut répondre qu'au sein de l'Union Européenne, la hausse des prix n'est pas actuellement de nature monétaire, mais principalement structurelle, c'est-à-dire provoquée par la dépendance à des matières premières dont les prix sont très variables et peuvent augmenter rapidement.
L'objection la plus forte est celle qu'on trouve dans le rapport Draghi lui-même qui précise que les propositions émises ne seront applicables que si «les conditions politiques et institutionnelles sont réunies». En juillet 2012, Mario Draghi, alors Président de la BCE, est parvenu à sauver l'euro en déclarant que «la BCE est prête à faire tout ce qu'il faudra pour sauver la monnaie européenne ». L'annonce de rachats massifs des dettes de pays fortement endettés du sud de l'Europe, l'Espagne, l'Italie et la Grèce, a permis de calmer la pression des marchés financiers et de sauver ainsi la cohésion de la monnaie unique.
Aujourd'hui, alors que l'Union européenne est confrontée à «un défi existentiel» autrement plus grave, nos partenaires prendront-ils le risque d'un appauvrissement de l'UE, suivi d'un éclatement de la zone euro, à seule fin de se conformer, à tout prix, à l'orthodoxie monétaire et à la conception mercantiliste qui prévalent encore en Allemagne ? S'il parvient à convaincre nos partenaires, Michel Barnier n'aura peut-être pas le temps de participer à la mise en œuvre d'une politique communautaire audacieuse. Mais, il restera dans l'histoire comme celui qui aura contribué à son lancement.