«“Paris, ville woke” : au moins, David Belliard fait preuve d’honnêteté»
Renée Fregosi est philosophe et politologue. Son dernier ouvrage, Cinquante nuances de dictature. Tentations et emprises autoritaires en France et ailleurs, est paru aux Éditions de l’Aube en 2023.
LE FIGARO. - David Belliard, qui est chargé de la transformation de l’espace public, des transports et des mobilités à Paris, déclare cette semaine au Parisien être fier que Paris soit une ville «woke, féministe et antiraciste ». Partagez-vous son enthousiasme ?
Renée FREGOSI. - Sans se réjouir que cette ville soit woke, il faut reconnaître à Belliard une certaine sincérité. Je compte parmi les contributeurs du livre tout juste censuré par les PUF : en travaillant sur ce sujet, il m’est apparu que le wokisme est un véritable mouvement idéologique. Certes, il n’est pas porté par un parti politique exclusif, mais cette idéologie a été lancée depuis les universités nord-américaines pour se diffuser dans tous les pays occidentaux. Souvent, ses adeptes en nient l’existence et attribuent le terme à l’«extrême droite» ou au «trumpisme». David Belliard fait au moins preuve d’honnêteté. Il n’est pas dans le déni de réalité, de surcroît, car le wokisme à Paris se porte bien, en témoignent les députés élus par les habitants de la ville : cinq sont LFI, cinq autres sont écologistes, auxquels s’ajoutent quelques PS et macronistes plutôt compatibles avec la rhétorique woke.
La sociologie de Paris s’est transformée : les électeurs ont fait le choix d’un courant qui cible l’Occident et les Juifs - le sujet des otages israéliens a d’ailleurs peu préoccupé la Cité ou la mairie de Paris. Dans les années 1980, la sociologie politique alertait sur le risque d’aboutir à une «société duale», c’est-à-dire divisée entre une classe aisée et cultivée et une population générale assistée, ne vivant que de petites missions au service du segment supérieur. C’est en réalité ce qui est arrivé à Paris, les «bobos» constituant cette oligarchie que l’on redoutait. Il s’agit du parachèvement de la wokisation de Paris.
Le vocable woke ne semblait plus employé que par la droite. Comment interprétez-vous sa réappropriation par la gauche ?
Le mot a été formulé par les militants woke eux-mêmes. Ils souhaitaient ainsi exprimer leur «éveil» aux discriminations, ce qui rappelle la composante protestante et puritaine prégnante dans ce mouvement venu des États-Unis. Il s’agit ainsi de cibler les oppresseurs et leurs privilèges, au premier rang desquels les Occidentaux, les hommes blancs, les cisgenres... Comme chaque idéologie, le wokisme est binaire.
Sans puiser leur source directement dans une religion, les woke agissent tels les fanatiques d’une religion instituée
Renée Fregosi
En lançant sa campagne, Belliard se positionne essentiellement sur le plan de la morale. Est-ce une approche intéressante de la politique ou permet-elle de combler l’impuissance à laquelle les élus semblent aujourd’hui condamnés ?
Cette moraline (pour reprendre le terme d’Onfray inspiré par Nietzsche) consiste à tout définir en fonction d’une loi morale. Il s’agit d’établir un camp du bien qui s’opposerait à un camp du mal pour diaboliser les contradicteurs. Cette logique est conforme à ce que Raymond Aron qualifiait de «religion séculière», à savoir une idéologie qui ne puise pas directement sa source théorique dans une religion, bien que ses adeptes agissent tels les fanatiques d’une religion instituée. En l’occurrence, la dénonciation morale a remplacé l’action politique.
Que pensez-vous de l’injonction à la «fierté» formulée par David Belliard dans cet entretien et plus généralement employée par la gauche woke ?
La fierté est l’envers de la honte jetée sur le camp du mal : «honte aux mâles blancs», proclament-ils. Or il ne s’agit pas d’exprimer une fierté, mais d’armer ce terme pour mieux jeter l’anathème sur le camp d’en face. Peut-être aussi masquent-ils leur doute identitaire : s’ils étaient sûrs de représenter le Bien, ils n’auraient pas besoin de proclamer leur fierté.
Belliard indique vouloir former une coalition allant de Place publique (Raphaël Glucksmann) à La France insoumise. Cet ensemble de partis vous semble-t-il cohérent ?
Hélas, la gauche démocratique a été phagocytée par l’hégémonie idéologique de l’extrême gauche woke, qui légitime la violence : elle s’est soumise aux insoumis. Le Parti socialiste et une frange large des macronistes donnent aujourd’hui dans cette idéologie woke qui est l’héritière du politiquement correct. Il est ainsi logique que Belliard appelle au suivisme de l’idéologie violente de La France insoumise : les écologistes parisiens ont délaissé les questions climatiques pour s’inscrire dans les sillons de LFI. Ces élus peuvent d’ailleurs circuler d’un parti à l’autre : Aymeric Caron, qui symbolisait l’écologie politique, siège avec les Insoumis à l’Assemblée ; Danielle Simonnet, qui appartenait au groupe LFI au cours de la précédente législature, a rejoint les écologistes. Il y a une cohérence derrière l’alliance proposée par Belliard, ces partis relevant d’une même mouvance punitive et populiste.