Six nations 2025 : comment l'"Ireland’s call" est devenu le symbole d’une Irlande unie au rugby

C’est un rituel bien connu des amateurs de rugby et du Tournoi des six nations, et qui ne fera pas exception, samedi 8 mars, avant le choc entre XV du Trèfle et XV de France (15h15 en direct sur France 2 et france.tv). À chaque match de l’équipe d’Irlande dans son antre de l’Aviva Stadium, ce n’est pas un, mais deux hymnes qui s’élèvent dans le ciel de Dublin. A "A Soldier’s Song", l’hymne officiel de la République d’Irlande, succède "Ireland's call", un chant unique dans le rugby mondial.

"C’est quelque chose que le rugby irlandais a particulièrement réussi. L’Irlande, que l’équipe nationale de rugby représente, est une idée flexible d’être irlandais, raconte Liam O'Callaghan, spécialiste de l’histoire moderne de l’Irlande, et auteur de Blood and Thunder: Rugby and Irish Life: A History. Si vous demandez à un unioniste protestant du Nord de quelle nationalité il est, il vous dira irlandais, avec un accent britannique. Si vous demandez à quelqu’un du Sud, il vous dira irlandais aussi. Mais ce sont deux idées de l’Irlande. Et l’équipe de rugby a réussi à les réunir." 

Depuis 1995, "Ireland's Call" accompagne tous les matchs de la sélection irlandaise, à domicile comme à l’extérieur. Unique en son genre, il est devenu l’un des symboles d’une équipe qui représente deux nations divisées, mais qui a réussi à rester unifiée. 

Deux Irlande, une équipe

L’histoire d'"Ireland’s Call" prend source dans celle, mouvementée, de l’île d’Irlande. En 1922, après plusieurs années de guerre d’indépendance sur fond d’opposition entre nationalistes et unionistes, la République d’Irlande (alors appelée État libre d’Irlande) prend son indépendance du Royaume-Uni, alors que l’Irlande du Nord reste fidèle à la couronne britannique. 

La fédération irlandaise de rugby, qui existe déjà depuis plus de quarante ans, choisit d’ignorer la partition et de conserver son unité. "Les joueurs à cette époque partageaient certaines caractéristiques démographiques. Ils étaient tous des jeunes protestants de classe moyenne-aisée qui avaient beaucoup plus de chance d’être unionistes que nationalistes", explique Liam O’Callaghan. "Quand la partition est arrivée, les personnes au pouvoir dans le rugby irlandais partageaient toujours ces caractéristiques, ils étaient comme une grande famille. Pour eux, il n’y avait aucune raison logique de se scinder." Composé de joueurs irlandais et nord-irlandais, le XV du Trèfle continue donc de représenter toute l’île.

"La raison pour laquelle l’équipe d’Irlande est composée de joueurs d’Irlande et d’Irlande du Nord est qu’il n’y avait pas de distinctions entre Irlande et Irlande du Nord quand l’équipe nationale a été mise sur pied."

Liam O'Callaghan, spécialiste de l'histoire moderne d'Irlande

à franceinfo: sport

Mais la situation reste particulière, et demande forcément quelques adaptations, notamment dans le protocole d’avant-match. Selon que la rencontre se joue en République d’Irlande ou en Irlande du Nord, l’hymne local est joué, alors qu’aucun chant n’accompagne les joueurs à l’extérieur. "À partir des années 1950, l’Irlande jouait à domicile à Dublin, car c’est là qu’il y avait le plus grand stade, et en signe de respect au pays hôte, ils jouaient 'The Soldier’s Song', l’hymne irlandais. Les protestants ne devaient pas particulièrement aimer cette chanson et ne la chantaient pas : c’est un chant militaire [à l’origine chanté par les rebelles en 1916], qui remettait en question leur identité", décrypte Liam O’Callaghan, qui rappelle que chanter l’hymne irlandais a longtemps été illégal en Irlande du Nord. 

Un hymne propre longtemps mal-aimé

Ces considérations politiques, ainsi que l’internationalisation du rugby qui rend la discipline encore plus protocolaire, poussent finalement la fédération irlandaise à se doter d’un hymne propre. "'Ireland’s Call' a comblé un trou qui existait depuis des années", résume Liam O’Callaghan. En 1995, dans l’optique de la Coupe du monde en Afrique du Sud, l’IRFU missionne en ce sens le musicien Phil Coulter. Dévoilé en direct à la télévision, "Ireland’s Call" loue les "quatre fières provinces d’Irlande", qui se tiennent "épaule contre épaule". "Il fallait être inclusif pour le Nord et le Sud, mais il ne faut pas que ce soit trop insensible [...] Il fallait que ce soit accessible, vibrant, et reconnaissable. C’étaient les cases à cocher", se souvenait en 2015 le compositeur interrogé par The Irish Times

Pourtant, le chant a mis du temps à emporter le cœur des supporters. Au début, il est même moqué par les fans du XV du Trèfle pour sa musique et ses paroles. Surtout, il est démocratisé pendant une période difficile pour le rugby irlandais. "En 1995, l’Irlande était sans doute dans la pire forme de son histoire. L’équipe était un peu vue comme un échec, et malheureusement, le 'Ireland’s Call' a été associé à cette période", remarque Liam O’Callaghan. Même chez les joueurs, l’hymne n’est pas tout de suite adopté. Brian O'Driscoll, légende du rugby irlandais, dévoilait en 2018 dans le documentaire "Shoulder to Shoulder" qu’il n’avait pas tout de suite entonné l’hymne, avant de changer d’avis, estimant que c’était "[son] rôle d’essayer de faire partie de quelque chose qui réunit tout le monde". Ces dernières années, l’hymne a ainsi été adopté par d’autres équipes, comme celles de hockey ou de rugby à XIII.

Véritable ciment, "Ireland’s Call" est le grand symbole d’une équipe d’Irlande unie. Samedi après-midi, Irlandais et Nord-Irlandais l'entonneront à pleins poumons pour encourager les leurs avant la finale annoncée du Tournoi.