Tifo «free Palestine» : «Le stade n’a pas vocation à devenir le réceptacle de toutes les tensions de la société»
Thibaud Leplat est philosophe et rédacteur en chef de la revue de l’After. Il a notamment publié : La magie du football (éd. Marabout, 2016).
LE FIGARO. - Lors du match opposant le PSG à l’Atlético Madrid, le collectif Ultras Paris a déployé un tifo portant l’inscription «Free Palestine», faisant référence au conflit à Gaza. Assise-t-on à une politisation des tribunes ?
Thibaud LEPLAT. - Il faut d’abord s’entendre sur ce que signifie «politisation». La confusion vient de ce que les tribunes de football, en particulier les tribunes ultras, ont toujours été imprégnées de courants de pensée, souvent marginaux au sens numérique du terme. À Paris, c’était par exemple la tribune de Boulogne, plutôt d’extrême-droite. L’extrême-gauche aussi a souvent été représentée dans beaucoup de sections ultras. Ces groupes sont historiquement instrumentalisés par des opinions politiques elles-mêmes marginales. C’est tout le mérite des tribunes de football : elles offrent une grande visibilité aux messages minoritaires dans l’opinion, ce qui aide au recrutement.
D’un point de vue purement théorique, il faut distinguer le politique au sens fort du terme (comme toute assemblée peut l’être) et la politique au sens partisan du terme (comme un parti peut l’être). La question est de savoir si ces tribunes sont politiques dans le premier ou dans le second sens. Sur un sujet aussi sensible que celui de Gaza, se permettre des tifos aussi ambigus me semble imprudent voire irresponsable. Pourquoi ? Parce qu’il reprend les images et la symbolique guerrière palestinienne, avec la présence de la mosquée Al-Aqsa, un mot d’ordre de mobilisation («Free Palestine») et la carte d’Israël recouverte d’un keffieh d’un côté. Le message de mobilisation politico-religieux est très clair. Mais d’un autre côté, l’ambiguïté est entretenue par la banderole affichée juste en dessous qui semble dire exactement le contraire du tifo qu’elle est censée éclairée : en appelant à la paix dans le monde sauf sur le terrain – ce qui est aussi discutable. Une question me vient : si le message appelle à la paix, pourquoi le drapeau d’Israël est-il absent ?
Cela s’est-il amplifié ?
Un évènement similaire s’était déjà produit à Glasgow en octobre 2023 où l’on pouvait voir une tribune intégralement recouverte de centaines de drapeaux palestiniens. Le club avait d’ailleurs été condamné à une amende par l’UEFA à l’époque. Dans la pensée ultra, la défense de l’opprimé n’est pas nouvelle, et n’est en soi pas condamnable. La difficulté réside dans l’instrumentalisation de cette sensibilité et l’importation d’un conflit étranger dans la société française. On peut noter une étonnante contradiction entre le club qui, d’un côté, se désolidarise de cette banderole, et de l’autre côté l’UEFA qui a récemment fait évoluer sa réglementation sur le sujet et affirme que cette même banderole ne relève pas de la provocation politique. Il y a un double standard difficile à comprendre. L’ambiguïté est donc tant du côté des banderoles que des autorités censées les contrôler et les sanctionner.
Les tribunes sont-elles plutôt de gauche ou de droite ?
Cela dépend des villes. À Marseille, l’extrême gauche est très représentée, et des portraits de Che Guevara sont régulièrement brandis au stade Vélodrome. À Paris, la tribune Boulogne – qui n’existe plus – était plutôt skinhead. C’était l’excès inverse. En face, la tribune Auteuil avait été créée par Canal+ dans les années 90 pour faire contrepoids à la tribune de Boulogne –la plus ancienne, autour de l’idée multiculturelle. C’était, si l’on peut dire, la tribune «Touche pas à mon pote» ! On observe désormais, comme partout dans la société française, que ce multiculturalisme craque, et que le conflit israélo-palestinien importé dans les tribunes a attisé une polarisation déjà très marquée dans la sensibilité française.
L’UEFA a déclaré ne pas engager de procédure contre le PSG, car la banderole «ne peut pas être considérée comme provocatrice ou insultante », tandis que le PSG a assuré s’opposer «fermement à tout message à caractère politique dans son stad e». Ne pourrait-on pas craindre, à l’inverse, une aseptisation ?
Je ne vois pas ce qui, dans la volonté de vouloir un stade pacifié, pose problème. En Espagne, au Santiago Bernabéu à Madrid, l’ambiance est familiale ! C’est ce qui avait été réussi par QSI (Qatar Sports Investments, fonds souverain du Qatar propriétaire du Paris Saint Germain, NDLR) juste après le plan Leproux avec la montée en gamme de ce stade, qui était redevenu familial. Avant que QSI ne rachète le PSG à Colony Capital, ce dernier groupe américain avait mené une campagne de «nettoyage des tribunes», en dissolvant tous les groupes ultras, après de graves problèmes de sécurité au Parc des Princes lors de rixes ayant provoqué plusieurs morts.
Les Soviétiques et les Nazis avaient beau être fiers de leurs athlètes, le sport ne s’en est pas trouvé décrédibilisé pour autant en démocratie. Il me semble irresponsable de chercher à imputer une signification univoque au sport.
Thibaud Leplat
Je refuse le terme «aseptisé» et préfère parler d’un stade assaini. Pourquoi le stade serait-il le réceptacle de toutes les tensions de la société ? Au contraire, il devrait en être préservé. Je vois dans la volonté de visibiliser des conflits politiques une obsession française venue surtout de la gauche, qui se sent obligée de transformer ces lieux sportifs en arène politique. Tout cela est finalement assez symptomatique du rapport français aux foules sportives. On tient énormément à ce que le sport soit représentatif de quelque chose d’autre, on ne peut se résoudre à le pratiquer pour lui-même.
On l’a vu avec les JO, et c’est lié à notre histoire : nous avons besoin que le sport ait une fonction. Être en bonne santé, représenter les valeurs démocratiques, donner une bonne image de la France etc. Or, le sport n’est pas porteur de valeurs en lui-même ! Que la société démocratique veuille en faire un porte-voix de ses valeurs de liberté et d’inclusion, je le conçois volontiers. Mais il faut pouvoir en payer le prix, à savoir les inévitables contradictions et ambiguïtés.
Après le match Montpellier-OM du 20 octobre, le ministre de l’Intérieur Bruno Retailleau s’est déclaré favorable à l’interruption des matchs en cas de chant homophobe. Ce matin, il a indiqué avoir simplement lancé une enquête pour déterminer les causes de la venue de cette banderole. Qu’en penser ?
Dans le cas des chants homophobes, le règlement existait déjà ! Il faut être cohérent dans les discours contre la haine. Or, un des problèmes s’agissant de la violence dans les stades est qu’elle est difficilement mesurable. Étant incapables de donner des statistiques claires, comment pourrait-on combattre ce phénomène ? La ligue de football espagnole, par exemple, a mis en place un système de monitoring pour prendre la «température de la haine» avant chaque match, sur les réseaux sociaux notamment. Ce système n’est pas parfait, mais a le mérite de permettre une plus grande lucidité sur les matchs pouvant générer de la haine, en cherchant ensuite à la modérer. On a tendance à se réfugier dans des réponses disciplinaires ou policières systématiques. Tout cela est important, mais avant la répression, il faut décrire et comprendre le phénomène.
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Par ailleurs, les réseaux sociaux (et en particulier X) sont devenus une sorte de stade à échelle planétaire, et entretiennent avec les tribunes réelles un rapport d’une extrême porosité. Chez les supporters, ils sont devenus leur nouveau champ d’expression favori. Donc tout ce qu’il se passe dans les tribunes se passe d’abord sur les réseaux sociaux. Leur point commun est simple : dans les stades ou sur les réseaux, l’individu est protégé par l’anonymat que la foule comme les algorithmes garantissent.
Sur X, la députée LFI Claire Lejeune a invectivé «tous ceux qui invoquent la fausse “neutralité du sport” ». Le sport peut-il être neutre ?
En démocratie, le sport doit tendre à la neutralité autant que possible. S’il ne l’est pas forcément, c’est qu’il exprime les tensions de la société dans laquelle il est pratiqué. Il n’est pas intrinsèquement de gauche ou de droite. Il fonctionne comme un langage, c’est un moyen d’expression. Les Soviétiques et les Nazis avaient beau être très fiers de leurs athlètes, le sport ne s’en est pas trouvé décrédibilisé pour autant en démocratie. Les Grecs associaient une valeur religieuse au sport, nous y voyons aujourd’hui une valeur laïque. Soit. Il me semble irresponsable de chercher à imputer une signification univoque au sport, qui serait éminemment politique ou apolitique. En réalité, il est les deux à la fois. C’est de là que vient l’ambiguïté, avec laquelle a très bien su jouer cette banderole irresponsable.
Rappelons qu’un tifo est porté par des milliers de personnes qui ne sont pas forcément d’accord ni au courant de ce qu’elles soulèvent. Il ne faut pas tout mélanger. Le mouvement ultra est une chose, l’usage de cette banderole à ce moment-là en est une autre. Le sport est une manière de saisir une époque dans la compétition. Il est fragile et en permanence l’objet d’instrumentalisation de toutes sortes. Pourtant, en démocratie, le stade doit pouvoir offrir un lieu de rassemblement et non de mobilisation. S’il a un rôle politique, c’est celui d’offrir un espace d’expression et d’unité hors de la politique quotidienne et partisane. Un stade est une «hétérotopie» dirait Michel Foucault, c’est-à-dire un «lieu autre», une utopie située dans l’espace quotidien, exactement comme un théâtre, une salle de cinéma ou une colonie de vacances. C’est précisément à ce titre qu’il doit être préservé.