Emmanuel Carrère signe avec "Kolkhoze" un époustouflant roman familial, vibrant hommage à sa mère

Dix-huit ans après Un roman russe, Emmanuel Carrère replonge dans son incroyable histoire familiale avec Kolkhoze, publié jeudi 28 août chez P.O.L. Un livre dans lequel l'écrivain réinvente la biographie familiale dans des pages où se côtoient autour de l'omniprésente figure maternelle, d'illustres aïeuls russes et géorgiens, les éclats d'une enfance heureuse malgré la mésentente parentale, l'irruption de la guerre en Ukraine. À l'arrivée, une œuvre apaisée qui restitue la part la plus solaire de l'auteur.

Il y a quelque chose d'infiniment doux dans ce livre qui commence comme un récit de deuil. Peut-être parce que la réconciliation entre l'écrivain et sa mère, après des années de relations conflictuelles, avait déjà eu lieu depuis longtemps, et qu'il ne s'agissait pas ici d'édifier un endroit où les comptes seraient présentés, sans droit de suite.

La dimension verticale

Non, l'objectif semblait bel et bien ailleurs quand l'auteur commence à prendre des notes. "À mesure que je deviens vieux, ce qui m'intéresse le plus, c'est la dimension verticale. Plus tant mes amis et mes amours que mes parents, mes enfants, l'enfant que j'ai moi-même été." Afin, comme il l'écrit, d'"élucider" en quoi il est bien le fils de sa mère et composer un livre de "piété filiale", selon la remarque de son ami Hervé qui lui dit un jour, "si tu ne perds pas de vue cette piété, si elle est ta boussole, ce sera ton meilleur livre."

Pour autant, piété filiale ne signifie pas hagiographie. Ce serait sans compter l'obsession de l'écrivain pour la vérité des faits, surtout dans le domaine miné des affaires familiales. Et c'est là que repose le premier tour de force d'Emmanuel Carrère, élaborant ici une grande fresque intime, percutée par le fracas géopolitique du monde, et dont le rythme jamais ne faiblit dans ce qui s'apparente à une conversation souvent drôle, aux mille anecdotes parfois féroces, mais où le droit d'inventaire ne paraît pas incompatible avec l'admiration et l'amour des siens.

Le tourbillon de l'exil

Ainsi les cent premières pages du livre nous embarquent dans le tourbillon de l'exil des familles maternelles et paternelles d'Hélène, branches russes et géorgiennes d'aristocrates et d'intellectuels balayés par les révolutions, échoués en France dans le dénuement le plus total, avec en point d'orgue le cas de Georges Zourabichvili, le père d'Hélène, exécuté à la Libération pour fait de collaboration. L'écrivain retrace le parcours de cet homme sombre, vraisemblablement bipolaire (comme lui) et dont il avait révélé les turpitudes dans Un roman russe, source d'une brouille mémorable avec sa mère. On saisit certaines clés fondamentales de la psychologie de l'académicienne, devenue si jeune, après la disparition de ce père collabo, le pilier de sa famille. Un certain goût pour le secret ou l'arrangement permanent des choses. Les prémisses d'une forme d'inflexibilité derrière la petite fille inconsolable.

Le récit se recentre ensuite sur le couple formé par ses parents, Hélène et Louis. Leur rencontre, la vie de famille, l'extraordinaire ascension sociale d'Hélène Carrère d'Encausse en historienne célébrée de la Russie. De cette enfance, l'auteur esquisse les moments les plus tendres du livre lors des étés à Cazères dans le Sud-Ouest. "Si je dois garder un son de mon passage sur terre, c'est celui-ci : le crissement du gravier sous les pas de mon père qui me porte, une nuit d'été, sur le parking de l'hôtel du Chapon fin." Quantité de souvenirs enchantés pour le jeune Emmanuel si fusionnel avec sa mère qu'on l'appelait "le petit Helenou" et avec qui il partage "le goût de l'importance" et tant d'autres choses. Il écrit : "J'ai aimé ma mère dans mon enfance comme je n'ai jamais et n'aimerai personne de ma vie. J'ai adhéré avec une candeur fervente, totale, à sa version de notre histoire familiale et, plus généralement de l'existence." Et s'il est vrai qu'elle fut une mère aimante, présente, et pleine de fantaisie – quand leur père voyageait pour ses affaires en province, les enfants déménageaient leur matelas dans sa chambre pour dormir avec elle, et "faire kolkhoze" – elle ne fut pas que cela.

Les zones d'ombre d'Hélène

En ce sens, l'auteur retrouve ses réflexes affûtés d'enquêteur et n'élude rien des zones d'ombre maternelles. De ses amitiés de jeunesse pour les infréquentables intellectuels fascistes Robert Brasillach et Maurice Bardèche, à ses analyses de la Russie de Poutine, en passant par sa dureté légendaire, tout est sur la table. Des choses d'ailleurs encore douloureuses pour lui. "Ce n'est pas le même rapport au monde d'avoir eu comme ami de la famille Romain Gary ou Maurice Bardèche. Un demi-siècle plus tard, je suis bien placé pour savoir que cela pèse encore." 

Mais l'enquête ne s'arrête pas là, puisqu'il révèle aussi une part inconnue de l'intimité de sa mère, racontant la passion dévorante qu'elle éprouva pendant des années pour un diplomate à qui elle dût renoncer face au désespoir de son époux. Un épisode terrible à partir duquel l'apparente harmonie parentale laisse place à une guerre de tranchée. Hélène faisant payer à son mari ce renoncement jusqu'à la fin de leurs jours, tolérant le pauvre Louis sous le même toit certes, mais en homme répudié. Récit dont Carrère tire là encore les enseignements sur sa propre façon d'aimer : "Je suis le visage de ma mère qui se détourne sans appel, je suis la détresse sans fond de mon père."

Ce père, décrit en authentique "prince consort" fasciné par l'ascendance aristocratique de son épouse, et qui apparaît en pointillé tout au long du livre dans sa douceur et sa grande drôlerie, incarnant le plus merveilleux des seconds rôles de la tribu. Avec lui aussi, Emmanuel Carrère n'oublie pas de "faire kolkhoze".

"Kolkhoze" d'Emmanuel Carrère, éditions P.O.L, 548 pages, 24 euros

Couverture du livre d'Emmanuel Carrère, "Kolkhoze". (EDITIONS P.O.L)
Couverture du livre d'Emmanuel Carrère, "Kolkhoze". (EDITIONS P.O.L)

Extrait : "Les livres, les films, les récits qui me touchent le plus sont ceux qui montrent en même temps les dimensions horizontale et verticale de la vie. Horizontale : l'amour, l'amitié, les alliances qu'on noue en faisant la traversée dans les mêmes eaux, dans le même temps. Verticale : les relations entre les générations. Parents et enfants, aïeux et descendants, qui ont habité des mondes différents, partagé d'autres récits collectifs, d'autres valeurs, d'autres évidences – ce qui allait de soi, disons pour nos grands-parents, nous étant devenu non seulement étranger, mais souvent scandaleux. J'aime qu'on me donne accès à ces deux dimensions à la fois l'expérience humaine, je pense que c'est le secret des grands livres (Guerre et Paix, Les Buddenbrook, Kristin Lavransdatter…), mais en réalité, à mesure que je deviens vieux, ce qui m'intéresse le plus c'est la dimension verticale." (p. 21)