Notre critique de Black Box Diaries: le douloureux combat filmé de Shiori Ito
Shiori Ito rêvait d’être journaliste. Le 3 avril 2015, elle sort dîner dans Tokyo avec Noriyuki Yamaguchi, ancien correspondant à Washington pour la chaîne de télévision TBS et biographe du premier ministre de l’époque Shinzo Abe. Quelques heures plus tard, après avoir perdu connaissance, elle se réveille dans une chambre de l’hôtel Miyako Sheraton, son hôte sur elle, en train de la violer. L’histoire, comme tant d’autres, aurait pu s’arrêter à l’aube dans un nœud de mouchoir. Mais la jeune femme décide de porter plainte. Puis de rendre publique l’affaire, renversant l’ordre si étrange de l’agression sexuelle où, pour reprendre une observation du criminologue Antoine Garapon, « la victime se sent coupable et l’agresseur se sent innocent ».
Black Box Diaries est l’« autodocumentaire » qui relate les années de combat de Shiori Ito pour reconstituer le fil des événements et obtenir réparation. Ironie du sort : cette nuit dévastatrice en a fait une journaliste. Caméra à la main, micro en poche, elle consigne scrupuleusement en images, certaines volées mais aucune détournée, ses rencontres avec les protagonistes de son drame, comme autant de cailloux de Petit Poucet vers la vérité. Le policier instructeur, muté par sa hiérarchie dès qu’il prend l’affaire au sérieux. Le directeur national de la police de l’époque, qui annule l’arrestation de l’agresseur, par pur arbitraire. Le chauffeur de taxi de cette nuit-là, malheureux instrument de son destin. Enfin le portier de l’hôtel, au témoignage essentiel, qui forme, le temps d’un coup de téléphone déchirant, un couple allié avec la réalisatrice.
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Le film est aussi un autoportrait de cette dernière, qui repousse les limites de sa liberté aussi loin qu’elle le peut. Au Japon, les rares victimes de viol qui s’expriment en public le font généralement en conservant l’anonymat. Quand leur photo orne les journaux, celle-ci s’arrête grotesquement à la gorge, comme un buste à la tête coupée. Non seulement Shiori Ito se bat à visage découvert, mais elle rit, danse, s’habille normalement, refusant d’arborer l’air éploré que la société attend d’elle.
Sur le plan juridique, Shiori Ito n’obtiendra qu’une victoire partielle. Les procureurs organisent le déni de justice et classent sans suite son affaire au pénal. La justice civile, elle, reconnaît un acte sexuel non consenti et lui accorde des dommages, mais en laissant un ver dans ce fruit : le juge la condamne pour diffamation de son agresseur au motif qu’elle le soupçonne publiquement de l’avoir droguée. La société n’est guère plus tendre. Après l’ire des antiféministes, elle s’attire celle d’une partie de l’opinion publique féminine, qui critique davantage cette forte tête qu’elle la salue. Le docteur Chako Nagai, qui a témoigné à son procès civil et a la conviction qu’elle a été droguée, la défend : « On attend souvent des victimes qu’elles soient perpétuellement solennelles ou brisées, mais la vérité est qu’elles aussi vivent leur vie : elles sourient, elles rient, elles sortent avec leurs amis. Shiori a probablement voulu dépeindre cette réalité. J’ai vu des luttes similaires chez de nombreux survivants que j’ai traités. »
Comme ce personnage du médecin de bord, Maturin, dans le film Master and Commander, contraint, faute de chirurgien, d’auto-opérer sa blessure, Shiori Ito est la journaliste de sa propre affaire. La juge de ses juges aussi : son film est l’acte d’accusation d’une société qui, non contente de laisser un viol impuni, exige de ses victimes une souffrance silencieuse, contenue jusqu’au plus haut bouton de sa chemise, que Shiori Ito osait, au grand dam de ses critiques, laisser ouverte en conférence de presse.
Tourné par sa victime, Black Box Diaries aurait pu être un exercice embarrassant. Il est tout le contraire grâce au rythme insufflé par sa monteuse, Ema Ryan Yamazaki, entre thriller politique et journal intime, qui ordonne admirablement le matériau disparate à sa disposition : vidéos prises à l’iPhone, images d’actualités… Magistral, le film a déjà été distribué dans une soixantaine de pays avec succès. Il a même décroché une nomination aux Oscars, premier du Japon à être ainsi reconnu. En temps ordinaire, un tel exploit aurait plongé le pays, sensible à son image à l’étranger, dans une heureuse expectative. Mais, pour l’instant, le Japon rejette Black Box Diaries.
Depuis octobre, la principale avocate de Shiori Ito dénonce l’usage dans son documentaire d’images non autorisées : film de la caméra de surveillance de l’hôtel exclusivement destiné à la justice (promesse en avait été faite par l’avocate et sa cliente à l’hôtel), enregistrements clandestins du policier qui mena l’enquête, du chauffeur de taxi qui l’amena à l’hôtel cette nuit-là, d’une réunion de femmes journalistes sur le sujet des violences sexuelles… Yukiko Tsunoda, une avocate pionnière de la lutte contre les violences sexuelles au Japon, a joint sa voix aux opposants au documentaire. « Nos protestations n’ont rien à voir avec l’affaire Shiori. Elles visent son usage d’images non autorisées ! », explique-t-elle au Figaro. Autant de plaintes qui font litière de l’intérêt public évident du documentaire. « Nous nous sommes efforcés de répondre aux craintes dans la version du film destinée au Japon. En ce qui concerne les images de vidéosurveillance, d’intérêt public, nous n’avons pas d’autre choix que de les maintenir dans le documentaire », explique le producteur du film Eric Nyari. Ce dernier a bien trouvé un distributeur japonais, mais très peu de cinémas, craignant la polémique, veulent programmer le documentaire.
Conséquence de cette guerre civile entre féministes : le Japon ne fait pas partie des pays dans lesquels Black Box Diaries est aujourd’hui visible. « Je ne sais pas où j’irai après ces quelques jours en France » confie, au Figaro, Shiori Ito par téléphone depuis Paris. Si aucune autorité de censure ne menace son film, le Japon demeure, devant elle, plus que jamais interdit.