Poincaré, Blum, de Gaulle...Il est déjà arrivé qu’un premier ministre soit en décalage apparent avec la volonté populaire

Essayiste et historien, Maxime Tandonnet a notamment publié André Tardieu. L'incompris (Perrin, 2019), récemment réédité dans la collection «Tempus».


Bien entendu, l'histoire ne se répète jamais exactement à l'identique. Pour autant, la nomination de Michel Barnier à Matignon présente, dans l'histoire politique française du XXe siècle, certaines ressemblances ou des rapprochements possibles avec des événements survenus jadis.

Le passé politique de la France relativise l'argument selon lequel la nomination de Michel Barnier à Matignon manquerait de fondements démocratiques. Le samedi 7 septembre ont eu lieu des manifestations la qualifiant de «coup de force». Pourtant, ce n'est pas la première fois, loin de là, que dans notre pays, un premier ministre (ou président du Conseil) se trouve en décalage apparent avec la volonté populaire telle qu'elle s'est exprimée lors de l'élection de la «Chambre des députés», ou l'Assemblée nationale.

Le principal argument critique envers la désignation de Michel Barnier à Matignon tient au résultat des législatives des 30 juin et 7 juillet 2024. Avec 183 députés, la coalition de gauche dite Nouveau front populaire dispose du plus grand nombre de parlementaires, devant Ensemble (168) et le Rassemblement national (143). Bien loin de la majorité absolue (289 députés), la gauche unie invoque une majorité relative pour revendiquer un premier ministre issu de ses rangs. Pire : le premier ministre finalement désigné est issu d'une formation, les Républicains, qui, avec une cinquantaine de députés, ne représente pas un dixième de l'Assemblée nationale…

La légitimité démocratique ne se limite jamais au seul décompte arithmétique du nombre de voix. Elle se double d'une légitimité historique, liée aux circonstances.

Maxime Tandonnet

Or, dans la tradition démocratique française, le rapport de force issu de l'élection législative ne conditionne pas toujours mécaniquement le choix du premier ministre. Les 11 et 25 mai 1924, le cartel des gauches unissant les radicaux et la SFIO (parti socialiste), obtenait une nette majorité à la Chambre avec 266 sièges contre 229 pour le centre-droit. Deux ans plus tard, face à la crise financière et l'échec de plusieurs présidents du Conseil «de gauche», le président Gaston Doumergue, sans le moindre égard pour l'équilibre politique initial de la Chambre, nommait le conservateur Raymond Poincaré, engageant une politique de redressement national qui devait réussir, bousculer les clivages et prévaloir jusqu'à mai 1932.

Autre exemple, plus proche des circonstances actuelles. Dans le contexte de la libération et de la reconstruction, les premières élections législatives de la IVe République - tout juste adoptée par référendum - se sont déroulées au scrutin de liste le 10 novembre 1946. Le Parti communiste et ses alliés en sortirent nets vainqueurs, obtenant 182 députés, devant le MRP (centriste), 162, et enfin, en troisième position, la SFIO (parti socialiste) 102. Pourtant, le chef de gouvernement désigné ne fut pas le communiste Maurice Thorez, ni même le centriste Georges Bidault, mais Léon Blum de la SFIO (suivi au début de 1947 par Paul Ramadier, du même parti). Ce père fondateur du socialisme libéral français a-t-il émis le moindre doute tenant à sa propre légitimité du point de vue démocratique ? En aucun cas… De fait, dans une Assemblée morcelée (comme aujourd'hui), même si sa formation était minoritaire, il incarnait le point d'équilibre permettant l'existence d'un gouvernement pérenne ou le moins précaire possible.

Les conditions du retour du général de Gaulle en 1958 offrent aussi quelque ressemblance avec la situation actuelle. Le sujet n'est pas d'amalgamer des circonstances et un niveau de dramatisation qui ne sont pas équivalents, mais seulement de constater un point commun. Quand le président Coty fait appel à Charles de Gaulle comme président du Conseil, le 30 mai 1958, en pleine guerre d'Algérie et au paroxysme de la crise de régime, le Général est loin de disposer d'une majorité a priori à l'Assemblée nationale ! Seuls 22 députés dits «républicains sociaux», issus du RPF, ont été explicitement élus avec une étiquette gaulliste (même si quelques élus d'autres formations se réclament de la fidélité au Général). Et pourtant l'arrivée du Général à Matignon ouvrait la voie à un changement de république et une ère nouvelle dans l'histoire politique française…

En vérité, la nomination de Michel Barnier n'est donc guère blâmable sur le plan de la tradition historique et parlementaire nationale. La légitimité démocratique ne se limite jamais au seul décompte arithmétique du nombre de voix. Elle se double d'une légitimité historique, liée aux circonstances. Certes, le choix initial de l'actuel premier ministre n'est pas le reflet d'une volonté populaire. Il s'explique par les circonstances d'une crise politique et sociale d'une gravité exceptionnelle. L'enjeu, pour Michel Barnier, est de transformer cette légitimité historique, de l'ordre de l'événementiel, en légitimité populaire – ou popularité. La clé du succès tient à sa capacité à rassurer par sa personnalité, à tourner la page d'une ère de communication narcissique outrancière, à offrir un visage radicalement différent de la politique, à engager les réformes attendues des Français sur la sécurité, l'immigration, l'école, les finances et les services publics : bref, comme Poincaré en 1926, Blum en 1946 ou de Gaulle en 1958, à restaurer le lien avec le peuple, autrement dit, la confiance.