« Lovecraft, lui non plus, ne mettait pas l’humain au centre » : dans la tête de Junji Itô, seigneur de l’effroi

Difficile, cet été, d’échapper à l’ombre inquiétante du mangaka Junji Itô, mondialement célèbre pour ses récits d’horreur. Pas moins de trois publications ont envahi les libraires françaises le 2 juillet : un essai (Terroriser : Le Méthode Junji Itô), une collection de dessins et de peintures (Tentation), ainsi qu’un recueil de micronouvelles illustrées (Sutures, avec Hirokatsu Kihara). Pour l’occasion, l’artiste de 61 ans s’est rendu au salon parisien Japan Expo, à la rencontre des journalistes et de ses nombreux fans, sans se départir de son humilité proverbiale.

La relation qu’entretient Junji Itô avec la France remonte à loin. Notre pays a été le premier à traduire ses œuvres, dès 1997, grâce à Delcourt/Tonkam, notamment son chef-d’œuvre Spirale. Dans ce manga adapté en série animée en 2024 (Uzumaki, Max), les habitants d’une petite ville deviennent obsédés par le motif des tourbillons, qui « contamine » à la fois l’environnement et les êtres vivants. D’abord connu des seuls initiés, le dessinateur japonais s’est ouvert à un public plus large à partir de 2021, lorsque Mangetsu a republié Tomie, dont l’héroïne éponyme rend fous ses prétendants et ne cesse de ressusciter. Depuis, les anciens titres de l’auteur sont réédités et connaissent une seconde jeunesse, aux côtés d’inédits tels que Sensor  ou Zone fantôme.

Reconnaissance institutionnelle

Un visiteur en train de découvrir l’exposition consacrée à Junji Itô au Festival d’Angoulême, le 27 janvier 2023. YOHAN BONNET / AFP
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En 2023, l’aura grandissante de Junji Itô permet d’organiser une grande rétrospective au Festival d’Angoulême avec une centaine de planches originales, en présence du maître. « Cette exposition a rassemblé beaucoup de visiteurs, dont un grand nombre qui ne connaissait pas mon travail jusqu’ici », se réjouit l’auteur, interrogé par Le Figaro.

L’année suivante, il est célébré dans son propre pays, avec la présentation au centre culturel Setagaya de Tokyo de 600 œuvres, dont 123 ont été reproduites dans l’artbook Tentation. « C’était la première fois, au Japon, qu’une exposition d’une telle envergure de mon travail était présentée, assure le mangaka. Le maire de ma ville natale a fait le déplacement et je suis à cette occasion devenu un ambassadeur de tourisme de Nakatsugawa, ma ville natale. »

De quoi se sentir enfin « artiste », dans un pays où beaucoup de dessinateurs préfèrent le terme d’« artisan » ? « Cela n’a pas une importance capitale pour moi mais je considère, à titre personnel, que le fait d’arriver à amuser, intéresser, attirer l’attention des gens à travers une œuvre, relève de l’art. Je pense que les auteurs de mangas sont tout à fait légitimes à se présenter comme des artistes. »

Ce 25 juillet 2025, le mangaka a aussi rejoint le prestigieux Temple de la renommée Will Eisner aux États-Unis, après avoir gagné quatre prix Eisner depuis 2019.

Umezu, Hino et Koga, les trois mentors

Junji Itô a découvert Kazuo Umezu à 4-5 ans avec Miira Sensei (extrait de l’essai Terroriser, Mangetsu). Kazuo Umezu/ Akita Shoten

Avec son essai Terroriser, richement illustré, Junji Itô se replonge dans ses jeunes années à la campagne, dans la préfecture de Gifu. « La maison de mon enfance, je n’y ai vécu que jusqu’au primaire. J’avais quasiment oublié quelle était sa structure mais, pour la préparation de cet ouvrage, je me suis mis à redessiner cette maison et je me suis rappelé qu’il y avait un passage souterrain... », raconte le mangaka. La traversée de ce couloir sombre, dont le sol était en terre battue, était nécessaire pour rejoindre les toilettes. Il s’agit du premier souvenir d’effroi ressenti par Junji Itô, vers 3-4 ans.

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Celui qui se qualifie volontiers de froussard s’est pourtant très vite frotté aux mangas d’horreur. À 4 ou 5 ans, grâce à ses sœurs, il découvre le dessinateur Kazuo Umezu (1936-2024), connu en France pour sa série L’École emportée chez Glénat et ses recueils au Lézard noir. « Il me permettait de tromper mon ennui du quotidien, confie Junji Itô. J’aimais vraiment son dessin très fin, précis, abouti. Je me souviens que j’admirais beaucoup la beauté de ses héroïnes». Le futur mangaka s’inspirera ensuite des « histoires bien construites » d’Umezu, de ses « monstres inédits » et de son « usage de l’humour et des onomatopées ».

Grâce à [Shinichi] Koga, j’ai appris que l’important, dans un manga d’horreur, c’est l’atmosphère

Junji Itô

Junji Itô cite aussi volontiers l’influence de Hideshi Hino (publié en français par IMHO), capable d’imaginer des « scènes extrêmement cruelles qui apportent beaucoup de fraîcheur tout en étant choquantes », ainsi que celle de Shinichi Koga, tristement inédit en France : « Il sait mettre en place des ambiances qui vous donnent des frissons, estime Junji Itô. Grâce à Koga, j’ai appris que l’important, dans un manga d’horreur, c’est l’atmosphère. » Ce dessinateur se distingue aussi par son « utilisation des techniques d’ombrage en hachures croisées et de maillage pour représenter les ténèbres », peut-on lire dans l’essai.

Détours par la science-fiction

Portion de la couverture du tome relié de Remina, la planète de l’enfer, disponible chez Delcourt (planche extraite de l’artbook Tentation, Mangetsu). Junji Itô / Shogakukan

En plus de dessiner des mangas sur son temps libre, le jeune Junji se passionne pour les ovnis, les kaijû (monstres géants comme Godzilla) et Ray Harryhausen, à qui l’on doit notamment les inoubliables effets spéciaux de Jason et les Argonautes (1963). « Harryhausen m’a appris que si je souhaitais vraiment convaincre les gens, il fallait que je privilégie le réalisme à tout prix », note l’auteur dans son ouvrage. Grâce à cet effort de cohérence et de logique, même ses récits les plus improbables semblent crédibles, y compris Gyo et ses poissons zombies dotés des pattes mécaniques activées par des gaz de putréfaction. « Il aurait suffi d’un mauvais pas de côté pour que l’on tombe dans quelque chose de grotesque, il y avait ce danger-là, reconnaît le mangaka. Je pense que ce qui a permis de ne pas en faire quelque chose de comique, c’est le fait d’avoir des personnages extrêmement sérieux dans le récit. »

Au début du collège, Junji Itô pratique assidûment le ping-pong et arrête quasiment de faire des mangas pendant trois ans. Il se lance alors dans l’écriture de micronouvelles de science-fiction mais échoue trois fois au même concours. Après avoir découvert au lycée Katsuhiro Ôtomo et Moto Hagio, le jeune homme soumet sa première histoire dessinée dans le but de devenir mangaka au Weekly Shônen Sunday, qui ne sera finalement pas publiée. « Si j’avais vraiment fait quelque chose d’abouti, si j’étais allé au bout de La Guerre de coquillages, je me serais peut-être dirigé vers le manga de science-fiction », confie l’auteur. Mais c’est finalement avec l’horreur que sa carrière débute en 1987, grâce à Tomie, publié dans le Monthly Halloween et récompensé du premier prix Umezu. Le président du jury n’est autre qu’Umezu lui-même ! Trois ans plus tard, à 26 ans, Junji Itô quitte son poste de prothésiste dentaire et devient mangaka professionnel à plein temps. Il ne cessera d’explorer les multiples facettes du genre horrifique, en y intégrant parfois des éléments de SF, par exemple dans Remina ou Frankenstein.

L’impuissance de l’humain face au surnaturel

Double planche de Spirale, disponible chez Delcourt (extrait de l’artbook Tentation, Mangetsu). Junji Itô / Shogakukan

Comparé un peu abusivement à Stephen King du fait de sa créativité sans limites, le mangaka a pourtant une façon très différente de concevoir ses récits d’épouvante : « Plus les personnages sont impersonnels et neutres, plus ils sont aptes à guider les lecteurs dans le monde de l’étrange », explique-t-il dans Terroriser, considérant que ses protagonistes demeurent « essentiellement des entités symboliques ». L’auteur de Ça et de Shining, en revanche, mise davantage sur la création d’un lien empathique avec ses héros, psychologiquement très développés.

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La démarche du Japonais se rapproche davantage de celle d’un H. P. Lovecraft, créateur de héros sans aspérités confrontés à d’innommables créatures aquatiques et autres menaces cosmiques. « Face à des phénomènes paranormaux et aux menaces de monstres qui peuvent survenir, les humains sont complètement impuissants : c’est quelque chose que je mets en avant dans mes mangas, note Junji Itô. C’est très influencé par mes lectures de Lovecraft qui, lui non plus, ne mettait pas l’humain au centre, faisant passer le message que nous sommes finalement peu de chose. »

Le diable est dans les détails

Planche de «Frissons», dans Les Chefs-d’œuvre de Junji Itô, tome 1, chez Mangetsu (extrait de l’artbook Tentation). Junji Itô / Asahi Sonorama

Pour susciter l’effroi, le mangaka n’hésite pas à représenter frontalement des scènes véritablement cauchemardesques. Comment oublier cet adolescent qui boit de l’huile au goulot et presse ses innombrables boutons d’acné pour recouvrir sa sœur de liquide graisseux ? (« Lipidémie » dans le recueil Carnage). Ou ce visage percé de trous derrière une fenêtre, avec un œil sorti de son orbite ? (« Frissons » dans Les Chefs-d’œuvre de Junji Itô, tome 1). Cela ne fonctionnerait pas sans l’application extrême de l’auteur, qui s’impose un impressionnant niveau de détails sans l’aide du moindre assistant. « M. Urasawa  m’a dit que j’étais le mangaka le plus lent de tous ceux qu’il avait reçus dans son programme (« Manben », émission dont chaque épisode est consacré à un dessinateur différent, NDLR), ce que j’ai pris comme un compliment », s’amuse Junji Itô dans son essai.

Si on me propose de dessiner une bande dessinée ou un manga en couleurs, j’aimerais beaucoup relever le défi !

Junji Itô

« Dans les mangas d’horreur, grâce à l’usage du noir, du blanc et du gris, on peut créer des images extrêmement vives », assure l’auteur, qui maîtrise cependant toutes les teintes de l’arc-en-ciel. Les superbes peintures chamarrées de l’artbook Tentation en témoignent. « À chaque fois que je fais des illustrations en couleur, j’ai besoin de beaucoup de concentration et c’est un travail qui demande énormément d’efforts. Je ne sais pas si j’en aurai l’occasion un jour mais si on me propose de dessiner une bande dessinée ou un manga en couleurs, j’aimerais beaucoup relever le défi ! »

À un âge où il pourrait profiter d’une retraite bien méritée, Junji Itô ne semble pas près de raccrocher. Mettre en scène des adolescents de façon récurrente lui aurait-il conféré une énergie juvénile éternelle ? « Je pense que je dessine des mangas en partie pour ressentir de nouveau cette jeunesse, pour retrouver les impressions de cette époque où nos sens sont à fleur de peau », confie-t-il à son ami Hideo Kojima, génial concepteur de jeux vidéo, dans une très riche interview croisée, à la fin de l’ouvrage Tentation. À quand une collaboration ?

Tomie en majesté, peinte à l’aquarelle. Junji Itô / Asahi Sonorama

Sauf mention contraire, toutes les citations de l’article proviennent de notre visioconférence avec Junji Itô.

Un grand merci à Miyako Slocombe pour l’interprétariat français-japonais.