Victoria Beckham, Duran Lantink, Comme des Garçons : la mode, de la rêverie à la réalité
Si vous êtes une de ces personnalités cool - ou prétendant l'être -, vous étiez sans doute au défilé Vetements, vendredi après-midi. Dans une salle sombre sous la gare Montparnasse, les people se pressent au premier rang après avoir, chacun leur tour, posés devant un énorme tas de fripes usagées servant de fond destroy pour les photographes. À l'intérieur, Georgina Rodriguez, la femme de Cristiano Ronaldo, la chanteuse Camila Cabello (avec une cagoule, pourquoi pas), la nouvelle star de la pop américaine Normani, le rappeur italien Fedez, ex de Chiara Ferragni, et notre Nabilla nationale en working girl à lunettes, se tassent sur deux rangées de bancs face à face, cernées de caméras de surveillance. Souriez, vous êtres filmés. Le rappeur Travis Scott, lui, ne sourit pas.
Descendu d'un escalator au bout du podium, il ouvre le show, tête basse et à grandes enjambées. Gigi Hadid le suit, enroulée dans du gros Scotch façon colis DHL et talons aiguilles assortis. Puis c'est au tour de Carmen Kass, première égérie du parfum J'Adore de Dior au début des années 2000, très enceinte en soutien-gorge blanc et jupon de grand-mère. Tout le monde se balade avec l'antivol ou l'étiquette de magasin de sa tenue. Guram Gvasalia (le frère de Demna) est-il un voleur à l'étalage ? Toujours est-il qu'on a déjà vu quelque part (chez Balenciaga où œuvre son cadet) les microrobes stretch, les sweats très épaulés, les pardessus très oversize, et les longues robes en plissé soleil fleuri. Même Marcia Cross, Bree Van de Kamp de Desperate Housewives a des airs d'Isabelle Huppert, sous contrat chez Balenciaga. Mais en moins réussi…
Quelques heures plus tard, nous voilà à l'autre bout de Paris, pour le show Victoria Beckham, au château de Bagatelle. Les shows se suivent et ne se ressemblent pas. Sous un barnum transparent éclairé à la bougie façon mariage princier, les invités prennent place un cocktail paloma à la main. Le nouveau parfum de la marque et un plaid VB ont été posés pour chacun d'entre eux sur les bancs. Le mari, David, et les enfants Harper, Cruz, Romeo et Brooklyn s'assoient, on peut commencer. Une fille s'avance en pantalon avec un voile de mousseline à fleurs emprisonné dans de la résille transparente. Puis des robes bustier du même genre, un trench taillé dans un genre de « papier » froissé, des costumes fendus sur la jambe ou à un seul bras (dommage !), des robes en voile de couleurs tournicotant grâce à des baleines. Il y a beaucoup (trop ?) de « gestes créatifs » dans cette collection mais l'ex-Spice Girl nous l'assure en coulisses : « Tout sera produit. J'essaie moi-même la plupart des looks. Ce défilé, qui est aussi l'opportunité du lancement de notre parfum 21:50 Rêverie, tourne autour de la peau et du vêtement. J'essaie sans cesse de repousser les limites de ma créativité, de chercher cette balance entre masculin et féminin, mais surtout d'installer saison après saison les codes de ma griffe. »
Duran Lantink, lui, s'est fait connaître grâce à un geste créatif fort : des protubérances en mousse qu'il glisse à des endroits stratégiques pour donner vie à son vestiaire hors norme et infiniment poé tique. Son talent est déjà reconnu et lui a valu le prix Karl Lagerfeld du LVMH Prize 2024. Ce défilé de l'été 2025 est donc un moment charnière pour le Néerlandais. Et il ne déçoit pas, loin de là. S'il poursuit son travail sur cette silhouette qui l'a fait connaître, il étoffe sa collection de vêtements calibrés pour la réalité, à l'instar de ce premier look, une veste sans manches ceinturée et un pantalon d'homme parfaitement taillés, accessoirisés d'un col en maille et d'un collier massif en argent - les bijoux, sublimes, viennent tous de la collection personnelle de Carla Sozzani, la galeriste milanaise qui a remis Azzedine Alaïa sur les rails dans les années 1990. On ne peut faire meilleure marraine pour Duran ! Désirables et vus nulle part ailleurs, la liquette en voile blanc froncée dans le cou et bordée de dentelle, les pantalons taille haute à fourche abaissée, les leggings de pilote enfilés sous les robes de mousseline transparente aux découpes marquées. Et, surtout, cette robe-bomber de gala à jupe tulipe. On la veut !
Depuis qu'il a été nommé à la tête de Nina Ricci, Harris Reed s'évertue à rendre pop les robes de dames de la griffe de L'Air du Temps. Des tailleurs-pantalons à longues jambes, capelines et nœuds gigantesques, imprimés optiques destinés à impacter l'œil des photographes sur les tapis rouges. Des clichés qui tournent ensuite en boucle sur les réseaux sociaux pour vendre des flacons de parfums, plus que des vêtements. Ce sera sans doute toujours le cas l'été prochain. Même si ces petites robes noires à décolleté nœud, bustier à pois (toujours nœud), fourreau de soie blanche bénitier dans le dos, ensemble de soie nouée sont plus seyants qu'à l'accoutumée.
Sur I Feel Love de Donna Summer (repris par le chanteur anglais Sam Smith, et ça réveille) Junya Watanabe expérimente avec les matières techniques : sur l'avant d'une robe longue, on croit distinguer les lanières d'un sac à dos, une jupe bouffante semble fabriquée de pans de doublure isolante de glacière, des blousons en cuir sont déconstruits puis reconstruits jusqu'à en exploser les volumes… D'une maîtrise certaine, mais peut-être un peu trop futuriste pour susciter l'émotion.
Parfois, en sortant d'un défilé Comme des Garçons, on aimerait pouvoir interroger Rei Kawakubo, pour mieux comprendre ce qu'elle a en tête. Mais le secret qui l'entoure fait partie du mythe, et ne pas tout comprendre, du charme de cette sorte de test de Rorschach de la mode, enchaînement de silhouettes conceptuelles et sculpturales qui ne ressemblent à rien d'autre. Cette saison, donc, s'ouvre sur trois looks rigides évoquant des colonnes antiques, faits, semble-t-il, dans une sorte de fibre de verre ou de résine. Puis des triangles, des nuages de tulle, des sortes de robes dans des tissus japonisants comme dix fois trop grandes… Au passage des modèles, les invités sourient, s'ébahissent, ou regardent d'un air pensif ces accumulations de matières virtuoses. Applaudissements fournis.
Parking désaffecté, plafond bas, obscurité, solo de guitare distordu de six minutes en prélude et odeur de lys entêtante : chez Ann Demeulemeester, tout semblait annoncer une collection des plus sombres. Stefano Gallici, 28 ans, tente depuis un peu plus d'un an d'insuffler sa patte à cette marque à la peine depuis le départ de la fondatrice, en 2013. Bien entendu, tous ses codes sont encore là : le noir et blanc, le tailoring précis, les lanières, les longues chemises ouvertes sur débardeur… mais le jeune Italien ajoute cette saison des petites vestes d'officier en denim délavé (jolies), des tee-shirts amples faussement vintage (pas forcément nécessaires), mais aussi de la couleur, comme ce violet passé très estival, mais presque saugrenu chez « Demeule ». Une nouvelle énergie, disons, qui, sans dénaturer l'héritage, manque tout de même de la poésie emblématique de la maison.