Fashion Week : peut-on encore faire de la mode à l’ancienne ?

« Peut-être que je suis naïf mais je trouverais fantastique que les clients qui entreront dans un magasin Jil Sander prennent le temps de regarder les vêtements, de les toucher et de découvrir ces détails cachés qui, pour moi, sont très importants. Il faut du temps pour fabriquer ce type de produits. Il me faut du temps pour comprendre l’âme profonde de cette marque », explique Simone Bellotti. Nommé il y a six mois, le directeur artistique présentait, mercredi matin, dans les locaux milanais historiques de Jil Sander, son premier défilé. Avec ses cheveux et sa barbe poivre et sel, sa voix douce et sa posture humble, l’Italien a presque l’air d’un vieux sage. Il n’a que 47 ans, mais a commencé au tout début les années 2000, après son diplôme de l’Académie royale des beaux-arts d’Anvers, chez le créateur autrichien avant-gardiste Carol Christian Poell, puis auprès de Gianfranco Ferré. Une formation à l’ancienne, exigeante, passionnante… qui n’a plus vraiment cours aujourd’hui. Pourtant, Bellotti, qui est l’un des talents les plus intéressants de Milan (et de la scène mode en général), révélé durant son court passage chez Bally, ne peut imaginer son métier autrement.

Jil Sander Launchmetrics

Il dit encore : « J’aime créer de petites surprises qui ne sont pas visibles au premier coup d’œil » ou « j’explore l’idée d’une simplicité en apparence ». Sur le podium pensé comme une rampe que les mannequins arpentent, les silhouettes se détachent du contexte par leur (fausse) simplicité visuelle : un pull bleu électrique court qui dévoile le nombril et une jupe droite d’un blanc optique, un costume très léger en coton gris chiné porté sans rien dessous, une veste légèrement oversized en coton jaune beurre associée à des leggings gris flanelle, une robe courte au devant cousu de « minuscules lambeaux de tissus qui se meuvent comme les pages d’un livre ». Bellotti est aussi parti d’archétypes du vestiaire Jil Sander (blouse de maître d’école, chemise, veste, robe-chemise), taillés dans des failles techniques on ne peut plus minimalistes en bleu, noir, blanc ou mastic, auxquels il donne un aspect chahuté, froissé en tirant le tissu par la couture dos. C’est subtil, parfois déroutant, mais les silhouettes impriment la rétine pour longtemps.

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La mode, Silvia Venturini Fendi est tombée dedans quand elle était petite, le pied mis à l’étrier à 5 ans par Karl Lagerfeld lui-même, qui travaillait pour sa grand-mère, sa mère et ses tantes. Il y a six mois, elle volait la vedette de la Fashion Week avec son défilé des 100 ans de Fendi où elle ranimait la mémoire de la Romaine méga-chic en vison (ou plutôt en peau lainée façon vison). Mercredi, tout le monde s’attendait à ce que la directrice artistique poursuive dans cette voie de l’élégance rétro. Que nenni. Virage à 180 degrés avec ce printemps-été maximaliste à souhait, où les silhouettes romantiques, presque naïves avec leurs fleurs seventies dont le pistil ressemble à un œuf au plat, côtoient des tenues de sport à la Fendi - petit coupe-vent bleu piscine, survêtement sexy en fourrures et nylon semi-transparent, etc.

Fendi Mattia Ozbot

Pour la petite-fille d’Adèle Fendi, l’essence de la maison, ce n’est pas une fourrure ou une féminité à l’italienne, c’est « l’inattendu et la liberté. Je recherche souvent ce qui n’a pas été fait, comme cette dentelle imprimée, je pense que nous n’avions jamais osé le faire. » Ce qui se traduit par une robe en dentelle à motifs fleur traversée d’un gros zip, portée par Edie Campbell, le mannequin anglais de 35 ans, iconoclaste comme toutes les femmes Fendi. « J’ai été inspirée par le travail de Marie Laurencin, qui est une peintre que j’adore. J’aime ses portraits de femmes aux traits romantiques et aux couleurs douces mais qui ont des personnalités tellement fortes. Comme elle-même, qui a proposé un art à contre-courant dans une époque où le cubisme était maître. »

Quand la saison précédente était tout de brun et de camel de bon goût, cette collection ne lésine pas sur les couleurs, qu’elles soient pastel ou vives, parfois même dans des camaïeux audacieux, tel ce total look rose : blazer forme cocon rose Barbie sur polo rose champagne et jupe droite en dentelle rose corail, portés avec un sac en tricot rose bubble-gum. « Les nuances sont très importantes, et pas seulement dans la mode », nous dit la créatrice quelques minutes avant le show qui prend place dans l’immense salle de Via Solari. La mise en scène (d’immenses coussins de couleur assemblés comme des pixels) a été réalisée par « un ami » - Marc Newson, rien que ça… « Nous nous sommes rencontrés il y a vingt-cinq ans, quand Fendi a créé l’intérieur en fourrure de son concept car (la Ford O21C, NDLR). » Comme le designer australien mais aussi comme Lagerfeld, la créatrice déteste ce qui est convenu, quitte à en décevoir certaines.

Ian Griffiths est sans conteste le Britannique le plus chic de cette Fashion Week et, lui, a appris le métier en entrant chez Max Mara en 1987 ! Juste après son défilé pour la maison des Maramotti, jeudi matin, il raconte tout des coulisses de cette collection de l’été 2026. Inspirée non pas par Marie-Antoinette, comme on avait cru le deviner sur le podium en raison de son actualité (elle a actuellement les honneurs d’une grande exposition au V&A de Londres), mais de Mme de Pompadour, beaucoup plus intéressante à ses yeux pour avoir acquis son pouvoir ni par la naissance ni par un mariage mais « par ses propres mérites, en tant que figure politique et culturelle la plus puissante de son époque ». La Pompadour, donc, par le prisme des années 1980, qui restent la décennie fétiche du directeur artistique, légende des nuits de Manchester à la grande période clubbing.

Max Mara Daniele Oberrauch / Gorunway.com

Sir Griffiths a d’ailleurs accroché au tableau un très joli portrait de lui jeune homme, habillé de la première tenue (aux manches en pétales) qu’il ait jamais créée - « Je l’avais confectionnée sur le sol du salon avec la machine à coudre de ma mère. Je l’ai portée ce soir-là au Pips à Manchester. » Évidemment, il a l’élégance de mettre ses influences (le rococo, David Bowie, le maniérisme, Cecil Beaton, la reine Elizabeth et la princesse Margaret dans les années 1950) au service d’un certain classicisme pour Max Mara. C’est dans les manches à ruchés d’un long manteau impeccable, le jersey extensible de jupes crayon et le tutu de pétales sous un trench court que se cache l’excentricité de l’Anglais. Il est surtout un puits de culture, un insatiable curieux qui a passé la nuit précédant son défilé à chercher un mot qui veuille dire à la fois puissance et légèreté, ou qui s’est réveillé le matin en regardant l’année de l’invention de l’élastique (1845) pour ne pas faire d’anachronismes devant les journalistes. Qui possède encore aujourd’hui cette culture, ces références ? Ce qui ne l’empêche pas - au contraire - de s’intéresser au monde d’aujourd’hui, mais sans participer à son hystérie.