André Grjebine : «Et si du chaos électoral sortait une union nationale salutaire ?»

André Grjebine est économiste, essayiste et ancien directeur de recherche à Sciences Po Paris.


Depuis l'avènement de la IIIe République (1870), les élections ont opposé, le plus souvent, conservateurs et réformistes. Les mouvements extrémistes, en particulier le Parti communiste, ont généralement joué un rôle d'appoint pour les uns, de repoussoir pour les autres. Les élections qui viennent de se dérouler constituent un cas exceptionnel où deux extrémismes, le Rassemblement national et le Nouveau Front populaire dominé par les mélenchonistes, se sont opposés. Dans ce contexte, les électeurs se sont bien davantage déterminés contre l'extrémisme adverse qu'en fonction des projets proposés.

Rédigés en quelques jours, les programmes ruineux et sans doute inapplicables du RN et du NFP sont par trop excessifs pour être crédibles. Il paraît du reste douteux que la majorité des électeurs les a vraiment étudiés ou simplement parcourus. Qui peut croire que des personnes sensées ont pris pour argent comptant la promesse du RN d'exonérer d'impôts sur le revenu les moins de 30 ans, quels que soient leurs revenus, ou que le NFP a réellement l'intention de ramener l'âge de la retraite à 62, voire 60 ans, contrairement à l'évolution dans la plupart des pays européens, tout en indexant les salaires et en augmentant le SMIC de 15 % du jour au lendemain ?

Ce ne sont pas des programmes de gouvernement, mais de non-gouvernement, que le RN et le NFP ont proposés aux Français. La formule que Jean-Luc Mélenchon ne cesse de répéter - «tout le programme mais rien que le programme» - ne doit pas nous tromper. Comment une coalition qui ne dispose que de 184 députés sur 577 pourrait-elle prétendre gouverner sans convaincre d'autres partis de participer à une nouvelle majorité ? Contrairement à ce que laissent supposer ses discours péremptoires, l'ambition de Jean-Luc Mélenchon n'est sans doute pas de devenir premier ministre, mais d'empêcher la gauche d'accéder au pouvoir. Une alliance avec le centre compromettrait son face-à-face avec Marine Le Pen aux présidentielles, dont il attend une répétition de l'opération «tous contre l'extrême droite» qui vient de si bien réussir au LFI. Laurent Wauquiez paraît faire le même calcul, cette fois pour représenter toutes les droites face à un candidat de la gauche radicale, par exemple Jean-Luc Mélenchon.

Les injonctions que ce dernier adresse au président de la République ne feront pas passer la France insoumise pour un parti de gouvernement, mais plutôt pour un mouvement incapable de comprendre la temporalité d'une démocratie. Mais surtout, pour être perçus comme tel, le LFI comme le RN auraient dû se montrer inflexibles sur des thèmes comme la défense de la liberté d'expression, y compris en matière religieuse, ou la lutte contre l'antisémitisme. Ni l'un, ni l'autre n'y sont parvenus. LFI joue plus que jamais sur le communautarisme, l'antisémitisme et la haine d'Israël perçu comme une avant-garde des démocraties occidentales. Ce comportement lui a du reste permis d'obtenir d'incontestables succès électoraux dans les banlieues. Le RN, pour sa part, n'a pas réussi à se débarrasser de candidats qui persévèrent dans l'antisémitisme des fondateurs du Front national.

Un accord de gouvernement négocié entre différents partis devrait réduire les surenchères et permettre ainsi une politique prenant davantage en compte l'avenir du pays.

André Grjebine

Il est pour le moins douteux qu'un gouvernement issu d'une «majorité» largement minoritaire aussi bien à l'Assemblée nationale que dans les urnes puisse échapper durablement à une motion de censure, a fortiori s'il prétend appliquer son programme. Des manifestations, dégénérant rapidement en émeutes, risquent d'en résulter d'autant plus que des mouvements extrémistes ne manqueront pas de verser de l'huile sur le feu. Le chaos s'étendra, entraînant notre pays dans une crise politique, institutionnelle, sociale et économique.

Serait-ce faire preuve d'un optimisme excessif que d'envisager que les forces républicaines, c'est-à-dire hors RN et LFI, saisissent l'opportunité de former un gouvernement d'union nationale ? De manière générale, un gouvernement dirigé par un parti dominant a pour première préoccupation de mener la politique la plus à même d'assurer sa réélection, c'est-à-dire de prendre les mesures électoralement les plus efficaces à court terme. Au contraire, un accord de gouvernement négocié entre différents partis devrait réduire les surenchères et permettre ainsi une politique prenant davantage en compte l'avenir du pays. Il serait même concevable que les partenaires sociaux soient associés à l'élaboration d'un tel projet. Ce fut le cas du remarquable programme économique et social élaboré en 1943 par le Conseil national de la Résistance.

La situation actuelle n'est pas celle de la fin de la Seconde Guerre mondiale. La France n'en est pas moins confrontée à des problèmes suffisamment graves pour qu'on puisse craindre que s'ils ne sont pas rapidement pris à bras-le-corps, notre pays connaisse une perte progressive de son indépendance et la remise en question de son modèle de société démocratique, laïc et solidaire. S'il devait être mené à bien, un projet porté par un gouvernement d'union nationale pourrait entraîner une perte d'audience progressive des partis extrémistes. Ceux-ci peuvent critiquer et attiser les conflits, mais en raison précisément de leur extrémisme, ils sont mal placés pour élaborer un projet alternatif à long terme. Trois orientations pourraient être privilégiées dans cette optique.

Rien ne doit être fait qui soit de nature à provoquer un accroissement de notre dette publique et donc une hausse des taux d'intérêt qui ne manquerait pas de freiner nos investissements.

André Grjebine

Tout d'abord, la croissance durable de notre économie, et donc notre pouvoir d'achat, exige une action déterminée afin de redresser notre appareil industriel, sans attendre qu'il se délite chaque jour davantage au profit de nos concurrents chinois et autres. Il est difficile d'envisager une augmentation rapide du pouvoir d'achat de l'ensemble de la population. En revanche, des mesures visant à stimuler autant que possible l'ascenseur social et réduire les inégalités seraient opportunes. En toutes hypothèses, rien ne doit être fait qui soit de nature à provoquer un accroissement de notre dette publique et donc une hausse des taux d'intérêt qui ne manquerait pas de freiner nos investissements. Il faudrait surtout éviter toute atteinte à la compétitivité des entreprises, ce qui aggraverait le déficit commercial et le chômage. Il faut également avoir conscience que des mesures protectionnistes au niveau européen, aussi nécessaires soient-elles pour favoriser la réindustrialisation et réduire le chômage, entraîneront, au moins dans un premier temps, une hausse des prix des importations extra-européennes et donc un certain tassement du pouvoir d'achat.

Ensuite, entendre la colère suscitée par l'insécurité et la faiblesse du contrôle de l'immigration, en premier lieu mais pas exclusivement, des électeurs du RN, ce qui ne signifie pas d'appliquer les remèdes qu'il préconise. En particulier, une mesure comme la suppression du droit du sol ne ferait qu'exacerber les tensions, sans rien résoudre. Le premier principe, à la fois banal et difficile à mettre en œuvre, consisterait à imposer à quiconque entend être accueilli et vivre en France d'observer sans aucune restriction et sans discussion les lois françaises. Un conducteur ne peut pas se réclamer de sa religion ou des coutumes de son pays d'origine pour violer le code de la route. De même doit-on exiger de chacun, à plus forte raison s'il est détenteur d'une autorité religieuse ou autre, qu'il se conforme strictement à nos règles et à nos valeurs.

Enfin, renforcer nos forces armées pour arrêter la progression des armées poutiniennes aujourd'hui en Ukraine, demain dans d'autres pays de l’Europe de l’Est, objectif qui s'impose d'autant plus aux pays de l'Union européenne qu'une élection de Donald Trump risque de laisser ces pays et nous-mêmes sans protection face à l'agressivité russe.

Ces mesures n'ont certes pas le caractère enjôleur des programmes qui nous ont été présentés. Elles auraient l'immense avantage de renforcer notre indépendance et de préserver notre modèle de société. Ne peut-on attendre des responsables politiques, comme de tous les citoyens, qu'ils privilégient des objectifs fondamentaux, plutôt que d'écouter des magiciens dont les prétendus miracles nous conduiront au désastre ?